Matrix Resurrections
Warner Bros/Abaca

Matrix 4 est un film riche, avec de nombreux niveaux de lecture. 

Attention, aux spoilers : cet article est destiné aux lecteurs qui ont vu M. IV.

Matrix Resurrections est "un doigt d’honneur surprenant et réjouissant à l’industrie", écrivait-on dans notre critique en découvrant le film de Lana Wachowski. Les suites/remakes et autres reboots qui fleurissent à Hollywood en prennent en effet pour leur grade dans ce long métrage très critique envers ce système, mais pas seulement : la réalisatrice et co-scénariste de Matrix 4 (avec deux écrivains, Aleksandar Hemon -Le Projet Lazarus- et David Mitchell -Cloud Atlas) en profite aussi pour régler ses comptes avec (une partie de) son public. Ainsi qu'avec elle-même, tant elle a nourri son film d'expériences personnelles. On fait le point, après avoir pris le temps de digérer ce film très dense.
 

Matrix Resurrections : un doigt d’honneur surprenant et réjouissant à l’industrie [critique]

La critique de Hollywood
C'est évidemment ce qui frappe d'emblée avec l'intrigue de Matrix 4 : cette suite interroge sans détour sa raison d'être, expliquant clairement qu'elle a été produite par la Warner Bros pour continuer à faire de l'argent sur un phénomène vieux de plus de 20 ans. En 1999, Matrix a révolutionné le cinéma hollywoodien, et ses créateurs aimeraient retrouver la bonne recette pour renouer avec le succès. Sauf que les raisons de ce carton initial de Matrix ne sont pas si faciles à analyser. Le public a-t-il aimé son histoire ? Sa complexité ? Ses bastons ? Ses effets-spéciaux ? Ses messages philosophiques, politiques ou sociaux ? Resurrections va en grande partie déconstruire ce qu'on croit savoir de Matrix, tout en tapant aussi plus largement sur les productions actuelles (il est d'ailleurs marquant que le film fasse un flop au box-office face à une super-production de Sony/Marvel, Spider-Man : No Way Home, qui joue aussi sur la nostalgie du public). C'est l'un des éléments les plus surprenants et réjouissants du film, et pour tout comprendre, il faut avoir en tête le rapport particulier des Wachowski à l'industrie depuis leurs débuts.

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Car il existe bien un "malentendu Matrix" : au sein de la filmographie de Lana et Lilly, il s'agit d'un unique succès à la fois critique et public (il a gagné 466 millions de dollars dans le monde pour 63 de budget officiel. Avant, Bound était précédé d'une bonne réputation, mais était passé un peu inaperçu, raflant 3,8 millions de dollars aux USA. Après, il n'y aura que des déceptions au box-office et/ou des avis divergents. Si le premier Matrix a scellé l'union entre le studio et les cinéastes, elles ont ensuite eu de plus en plus de mal à attirer les spectateurs dans les salles. Reloaded et Revolutions (2003) ont coûté très cher (150 millions de dollars chacun) pour finalement recevoir des critiques très mitigées à leur sortie (à tel point que le n°3 a fait figure de non événement au cinéma avec "seulement" 427 millions de recettes mondiales contre 741 pour le n°2), puis leur production V pour Vendetta (2006), adaptation sombre du comic d'Alan Moore, en a gagné encore moins : 132 millions. Idem pour Speed Racer (2008), qui n'a pas pu rembourser son budget de 120 millions de billets verts, Cloud Atlas (2013), qui a atteint 130 millions grâce à ses scores en Europe ou en Asie, mais a fait un flop aux Etats-Unis en récoltant moins de 30 millions, ou Jupiter : Le Destin de l'univers (2015), dont le budget de 176 millions avait explosé les compteurs de la Warner pour à peine l'égaliser en salles (le studio a donc perdu des sous pour sa promo). Même quand elles sont passées au petit écran avec Sense8, série qui a été filmée aux quatre coins du globe, les soeurs Wachowski ont dû batailler pour obtenir auprès de Netflix le droit de terminer leur intrigue, faute d'audiences.

Ces flops ou semi flops avaient pourtant tous des qualités indéniables : originalité des concepts, ambition de la mise en scène, implication du casting... Chaque cas mériterait d'ailleurs une analyse précise, mais l'essentiel à retenir est qu'après tout cela, les dirigeants de la Warner Bros étaient prêts à tourner ce nouveau Matrix avec ou sans les Wacho. Ca a d'ailleurs failli arriver, en 2017, quand Zak Penn (qui a depuis écrit le scénario de Ready Player One) a été engagé pour imaginer un préquel/reboot avec Michael B. Jordan dans le rôle d'un jeune Morpheus. Cette idée est tombée à l'eau quand Lana Wachowski s'est montrée intéressée par la mise en scène de Matrix 4, à une condition : faire le film à sa sauce. Après coup, on se sent presque bête d'avoir pu penser qu'elle tournerait une "simple" suite de la trilogie Matrix. Bien sûr que cette créatrice qui a tant essayé de secouer le cinéma par le passé allait en profiter pour mettre un coup de pied dans la fourmilière ! C'est ce qu'elle a toujours fait, enchaînant chaque projet avec un concept très différent du précédent pour surprendre le public. Même la saga Matrix change de direction d'un film à l'autre, Reloaded et Revolutions déconstruisant déjà une partie du mythe créé dans le premier film.

Matrix Resurrections
Warner Bros

La critique des "théoriciens" de Matrix
Et si Matrix avait été mal compris ? C'est bien l'un des éléments clés de Resurrections, qui s'adresse directement aux spectateurs pour remettre le points sur les i, trop d'éléments de la saga ayant été repris/détournés de leur sens initial. Sur ce point, Lana Wachowski profite de son concept "meta" pour s'adresser avant tout aux fans toxiques de son oeuvre. Par exemple les mascus à tendance complotistes qui ont repris le concept de "pilule rouge" en expliquant avoir compris le "vrai" fonctionnement du monde, qui serait en fait dirigé par les femmes, manipulant les hommes depuis la nuit des temps ("ce ne sont que les hommes qui partent à la guerre" est l'un de leurs arguments phares). Ce n'est pas pour rien que cette fois, Neo refuse à plusieurs reprises la pilule de Morpheus, tant celle-ci a changé de sens depuis 1999. Cette critique ouverte est appuyée via le mari bien désagréable de Tiffany, Chad (et même "Handsome Chad" dans le générique de fin, histoire de bien enfoncer le clou !). Ce prénom a un sens fort : les Chad désignent le "mâle alpha", le modèle idéal des mascus aux Etats-Unis, même si ce nom est aussi une blague cachée envers le pro des arts martiaux Chad Stahelski, qui joue le rôle après avoir été la doublure de Keanu Reeves sur les premiers Matrix et le co-réalisateur de John Wick. Voir Trinity lui casser la gueule est ainsi doublement réjouissant !

Matrix Resurrections : Chad Stahelski, l’ex-doublure de Keanu Reeves, parle de son rôle dans le film

Blague à part, le fait que Trinity soit clairement montrée comme l'Elue dans cette suite est aussi une bonne manière de clouer le bec à tous les "incels" qui prenaient l'exemple de Néo pour défendre leurs idées, à des années lumière de celles de Lana Wachowski (lire plus bas "réparer les 'erreurs' de Matrix"). Ce n'est pas un hasard non plus si le Mérovingien (Lambert Wilson) cite le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, lors de sa diatribe contre tout et n'importe quoi. On se souvient alors de la colère de Lilly Wachowski en découvrant la récupération politique de son oeuvre par Elon Musk et Ivanka Trump sur un autre réseau social, Twitter, en mai 2020. Le film de sa soeur s'inscrit clairement dans la continuité de ce "fuck both of you". "Fuck you" à tous ceux qui font semblant de ne pas comprendre Matrix et tentent de se le réapproprier pour diffuser des idées qui n'étaient pas celles de ses créatrices. Qu'ils soient complotistes, politiques ou autre, Lana les met tous dans le même panier et elle leur dit clairement qu'elle ne se laissera pas déposséder de son oeuvre.

Pour Lilly Wachowski, c’est la rage qui a inspiré Matrix

Dans un registre similaire, la critique des "marketteux" est maligne et a elle aussi différents niveaux. Oui, Matrix est devenu au fil du temps un concept déclinable à l'envi, qui perd de son sens à force d'être réutilisé sous toutes les formes. Lana en a conscience, et elle déplore que son oeuvre à la base foisonnante d'idées et de réflexions ait pu être ainsi "essorée" dans la pop culture. L'esprit de révolution, bien présent dans les premiers films, semble s'être peu à peu effacé ? Ici le nouveau Sion évite le combat, et la quête de Neo ne concerne plus que Trinity et lui, plus véritablement l'éveil du peuple. Dans le film de 1999, il y avait l'idée qu'il suffirait d'"ouvrir les yeux" au public pour qu'il se rebelle, mais 22 ans plus tard, les spectateurs, maintenant qu'internet s'est pleinement développé et que les gens ont accès à davantage d'informations, ne se sont finalement pas retournés contre la société capitaliste. Resurrections fait aussi ce constat, s'adressant ici à tous les publics, pas seulement aux gens qui auraient mal compris les précédents films. Dès son ouverture qui remake en la commentant l'intro dingue de Matrix, le film nous invite à ne pas sombrer dans la nostalgie "facile", et nous dit qu'il faut faire attention à ce que l'on souhaite. Ce n'est pas forcément agréable à entendre, mais si cette suite de Matrix existe, c'est aussi parce qu'elle a été réclamée par les fans. Resurrections n'est pas un film aimable envers son public, ce qui peut perdre certains spectateurs en route, mais cette invitation à réfléchir à ce qu'on est prêt à "consommer" est pourtant captivante.

Matrix Reloaded/Matrix Revolutions : la mauvaise réputation
Warner Bros

Réparer les "erreurs" de Matrix
En répondant aux différents publics de Matrix, Lana Wachowski fait écho logiquement à des éléments mal compris et/ou mal aimés de la première trilogie. Déjà, son film reprend sans distinction des éléments de l'original et de ses suites, disant clairement que si elles ont globalement été moins appréciées, elles comptent autant pour sa co-créatrice que le premier Matrix. On pourrait même voir dans la thématique du jeu-vidéo un clin d'oeil à ce type de déclinaisons de la saga, notamment Matrix Online, qui a fait un flop monumental au début des années 2000, alors que les cinéastes l'avaient supervisé et y livraient plein de détails sur leur univers.
Non contente d'avoir déconstruit le "bullet time", un effet spécial indissociable du premier Matrix qui a été énormément repris, aussi bien avec sérieux que sous forme parodique (alors qu'il était déjà jugé ringard à sa sortie par une partie des professionnels des VFX), elle insiste par exemple sur le fait que Neo n'a jamais été l'Elu, en montrant que sans Trinity, il n'est rien. Elle finit même par la filmer ouvertement dans la peau de "The One", seule capable de le retenir, puis de s'envoler, quand ils font le grand saut à la fin du film. C'est très appuyé, en réponse aux critiques négatives qui ont fleuri autour du personnage de Trinity, notamment la théorie du "syndrome Trinity", qualifiant une héroïne forte qui s'efface au fil de l'histoire pour mieux mettre en avant un héros masculin. Visiblement vexée qu'on puisse l'accuser de sexisme, la réalisatrice insiste fortement sur la vraie place de Trinity au sein de la saga, tout en rappelant que dès le premier volet, Neo n'a jamais cru qu'il était l'Elu. Cette idée est déclinée jusqu'à la musique de fin, une reprise du fameux "Wake Up" de Rage Against the Machine, qui terminait le premier film, mais cette fois hurlée par une voix féminine.

En parlant de Neo/The One, une autre théorie a fleuri après la sortie de la trilogie, expliquant que l'Elu était en fait l'Agent Smith. Un personnage très différent dans cette version, incarné par un Jonathan Groff qui s'éclate visiblement comme un fou avec les codes de ce virus informatique en quête d'une certaine forme de liberté (au moins autant que Yahya Abdul-Mateen II dans la peau de Morpheus 2.0 !). Le Nemesis de Neo se découvre ici de nouvelles qualités, et finit même par l'épauler, très conscient de son statut particulier dans la Matrice. Leur relation évolue de façon inattendue, rappelant un peu Sherlock et Moriarty, qui peinent à exister l'un sans l'autre. Lana prouve au passage qu'elle sait que son oeuvre a été décryptée en long et en large. Elle répond alors aussi bien à des analyses négatives (ou à côté de la plaque) que positives. Une manière de dire aux fans de l'Agent Smith : "Je vous ai entendus/lus/vus et votre lecture de Matrix compte pour moi."

Matrix Reloaded/Matrix Revolutions : la mauvaise réputation

Le look de la Matrice a lui aussi énormément changé, que ce soient les apparences des personnages ou la photographie du film en général. Là aussi, on peut lire ces changements comme une réponse à tous ceux qui trouvaient Matrix trop identifiable/cliché, avec ses héros en manteaux de cuir et lunettes de soleil évoluant dans un monde verdâtre. Cela peut sembler anecdotique, mais voir le nouveau Morpheus prendre conscience de sa place dans la Matrice, puis se réapproprier son look dans la foulée en testant son entrée en costume orange vif sur Neo a du sens. Cela participe à étoffer la richesse de cette suite. Quant au changement de photographie du film, il est bien évidemment dû au changement de chef opérateur (John Toll et Daniele Massaccesi, de Sense8, succèdent à Bill Pope), Lana ayant expliqué qu'à l'époque de Matrix, elle tentait de tout contrôler sur un plateau de tournage, mais qu'elle avait appris sur Cloud Atlas, puis sa série, comment jouer avec la lumière naturelle. Un changement important dans sa carrière de cinéaste, qui est d'autant plus important ici qu'elle exprime clairement le souhait, quitte à revenir dans Matrix, de mettre en lumière ses deux héros, justement. De les ressusciter au nom de l'amour et de les montrer réunis, amoureux et plus forts que tout à deux.

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Autre exemple fort des aspects très personnels de Matrix 4 : la dépression de Thomas Anderson, qui est une manière habile de réintroduire les thèmes des pilules ou du "monde réel", est directement tirée d'une triste expérience vécue par Lana Wachowski. Elle a raconté en 2012 avoir songé à se suicider en sautant sous un métro. Sauf que sur le quai d'en face, un homme ne la lâchait pas des yeux. Il la fixait, et face à ce regard insistant d'une personne qu'elle ne connaissait absolument pas, elle n'a pas sauté. Cet inconnu a changé sa vie, ce qui l'a fait beaucoup réfléchir par la suite. D'où cette scène émouvante où Bugs explique à Neo avoir vu "son vrai lui" au moment où il allait se jeter dans le vide. 

Pour boucler la boucle, Lana a précisé dans la presse avoir choisi ce titre Resurrections, parce qu'après la mort de ses parents, à quelques semaines d'intervalle, elle a soudainement eu envie de ressusciter Neo et Trinity, deux personnages qui avaient énormément compté pour elle. Paradoxalement, c'est ce même drame intime qui a poussé sa soeur Lilly à rester loin de Matrix, ces deux choix de vie illustrant, bien au-delà du cinéma, les différentes façon de gérer un deuil, même au sein d'une même famille. Lana termine d'ailleurs son film par une citation de ses parents, "L'amour est à l'origine de tout", signé "de papa et maman". Une manière de dire, une fois qu'elle a réglé tous ses comptes dans le film, que c'est bien le thème de l'amour qu'il faut retenir, celui qui unit Trinity et Neo étant au fond l'élément clé pour comprendre Matrix.

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