Le film culte de Brian De Palma fête ses 50 ans.
Sorti pour Halloween le 31 octobre 1974 aux Etats-Unis, Phantom of the Paradise célèbre aujourd'hui ses 50 ans (en France il est arrivé en salle le 25 février 1975). A l'occasion de sa restauration pour ses 40 ans, nous avions décrypter le film culte indémodable de Brian De Palma. Flashback.
Par Damien Leblanc
Les films de Brian de Palma classés du pire au meilleurC'est une grande satire de l'industrie culturelle
Dès son prologue en voix off, Phantom of the Paradise ancre son récit au coeur de l'industrie musicale en dressant le portrait de Swan, producteur à succès qui a connu « son premier disque d'or à 14 ans ». Un producteur dont on découvre vite le cynisme, quand il vole la musique du jeune compositeur Winslow Leach et envoie ce dernier en prison. La satire est frontale et assumée, puisque la maison de disques appartenant à Swan s'appelle « Death Records », nom funèbre qui insiste sur la brutalité avec laquelle le show business détruit le travail des artistes.
Mutilant l'oeuvre et la chair des créateurs et se nourrissant de leur énergie, Swan fait défiler les chanteurs à la chaîne. Le film explore ainsi divers courants musicaux (le bon vieux rockabily, la surf music, le glam rock), montrant à quel point Swan est un faiseur de modes qui se lasse rapidement des artistes avec qui il collabore.
Fortement inspiré par Phil Spector, mythique producteur des Ronettes et des Righteous Brothers qui enchaîna les succès au début des années 1960 et dont les techniques de production influencèrent les Beatles et les Beach Boys, Swan est doté d'un caractère dictatorial et mégalomaniaque. Les termes des contrats qu'il fait signer aux artistes s'avèrent d'ailleurs tellement grossiers qu'ils en deviennent comiques : « Le cédant cède au cessionnaire et à ses associés le droit de faire de lui ce qu'ils veulent, de le gouverner, de l'envoyer, de le transporter, que ce soit son corps, âme, sang ou ses biens ».
A travers la satire de l'industrie musicale, Brian de Palma livrait de façon détournée une critique virulente de l'industrie hollywoodienne. Traumatisé en 1970 par son expérience avec le studio Warner sur le tournage de Get to Know Your Rabbit (Attention au lapin) où il fut privé de toute autonomie et n'eut aucun droit de regard sur le produit fini, le cinéaste américain savait parfaitement quels sentiments animent un artiste dépossédé de sa création lorsqu'il écrivit, seul, le scénario de Phantom of the Paradise.
« Ils prennent quelque chose de bon et d'original et ils l'exploitent pour faire un maximum d?argent », explique-t-il au sujet de son film. Quand Swan filtre à travers des appareils le son de la voix perdue de Winslow Leach, la métaphore n'est alors pas seulement musicale et la séquence rappelle que l'industrie a le pouvoir de tuer la voix des artistes avant d'en reconstituer une version dénaturée.
C'est un spectacle total
A la fois opéra-rock, film d'horreur, comédie et récit fantastique, Phantom of the Paradise brasse les références littéraires, musicales et cinématographiques tout en conservant miraculeusement une identité unique. Car la mise en scène survoltée de Brian De Palma (dont l'usage du split-screen joint parfois dans le même plan différents genres filmiques) parvient à élever le recyclage au rang d'art alors même que le film dénonce le pillage commercial des oeuvres artistiques.
Pour les influences littéraires, on retrouve le mythe de Faust, la trame du Fantôme de l'Opéra (le roman de Gaston Leroux dans lequel un fantôme transi d'amour hante les sous-sols de l'Opéra Garnier) et l'intrigue du Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde. Divers plans renvoient de leur côté aux Chaussons rouges de Michael Powell et Emeric Pressburger (pour l'habitude qu'a Swan d'assister à des auditions caché derrière un miroir), à La Soif du mal d'Orson Welles (lors du plan séquence où le fantôme place une bombe à retardement dans le coffre d'une voiture) ou à Psychose d'Alfred Hitchcock (la scène de la douche est reprise en mode humoristique), mêlant ainsi plaisir de la citation et volonté de faire cohabiter plusieurs sources d'images.
Culminant lors d'une longue séquence de concert où fusionnent une quantité de registres esthétiques et émotionnels, le film propose simultanément un spectacle total et une critique du monde du spectacle, jouant habilement de ses contradictions. Le compositeur de la splendide musique du film, Paul Williams, interprète d'ailleurs le rôle du maléfique Swan alors qu'il devait à l'origine prêter ses traits à l'ingénu Winslow Leach. A la fois créateur de la bande originale et incarnation de celui qui pervertit la création, Williams symbolise l'aspect réversible et mutant de Phantom of the Paradise, oeuvre qui multiplie les allers et retours entre vie et mort, entre cinéma et musique, entre comédie et drame.
C'est une source d'influences intarissable
Puisant son énergie dans de multiples références, Phantom of the Paradise a influencé à son tour divers artistes. Plusieurs sources s'accordent ainsi à dire que George Lucas, grand ami de Brian De Palma dans les années 1970, s'est inspiré du personnage du fantôme, de son masque lumineux et de sa voix déformée par une boîte noire pour créer le look de Dark Vador dans La Guerre des Etoiles, sorti en 1977, soit trois ans après Phantom of the Paradise.
De fait, la fameuse respiration saccadée de Dark Vador rappelle le souffle appuyé que l'on entend lors de la séquence en vue subjective où Winslow vient s'emparer de son masque dans les couloirs du Paradise pour se forger une identité nouvelle. Autres artistes inspirés par Phantom of the Paradise : les Daft Punk, dont on dit qu'ils ont vu le film plusieurs dizaines de fois lors de leur adolescence. Selon Paul Williams, qui a travaillé avec les Daft Punk sur deux morceaux de l'album Random Access Memories (sorti en 2013), le look du duo français - vestes de cuir et masques argentés - rend directement hommage à celui du fantôme et à sa volonté de se cacher le visage pour se concentrer entièrement sur sa création.
Par ailleurs, le film d'animation Interstella 5555: The 5tory of the 5ecret 5tar 5ystem (2003), conçu par les Daft Punk et Leiji Matsumoto, rappelait la trame narrative de Phantom of the Paradise en montrant comment un producteur diabolique kidnappe un groupe de musiciens extraterrestres pour exploiter leurs chansons et dénaturer leur oeuvre. Autre hommage français rendu au film de De Palma : le clip I Feel for you (2001) de Bob Sinclar, qui reprend les méthode de casting de Swan :
C'est un film visionnaire
Poussant la mise en abyme dans ses derniers retranchements, Brian De Palma s'autorisait avec Phantom of the Paradise une réflexion sur la nature de l'enregistrement vidéo, qui engendre selon lui des images trompeuses. Une bande vidéo se charge ainsi dans le film de conserver des images de jeunesse éternelle, liant le sort de plusieurs personnages à la survie de cette bande. En 2005, Brian De Palma est revenu sur l'aspect visionnaire du scénario : « Aujourd'hui, ce qui se passe dans le film est devenu réalité. On voit des gens vivre à la télévision, ils n'existent qu'à la télévision et pas au-delà. Si vous n'êtes pas à la télévision, vous n'existez pas. »
Présenté dans Phantom of the Paradise comme le stade ultime du spectacle racoleur, le projet d'assassinat en direct à la télévision - inspiré de l'assassinat filmé de Kennedy en 1963 - traduit une même méfiance envers l'image télévisuelle, rappelant que le précédent film de De Palma, Soeurs de sang (1973) s'ouvrait sur un vulgaire jeu télévisé qui flattait les bas instincts du public. Obsédé par les écrans de contrôle qui lui permettent de garder un oeil démiurgique sur l'ensemble du Paradise, le personnage de Swan prenait dès 1974 des airs de producteur de télé-réalité.
Le compositeur Paul Williams reconnaît également la dimension critique de Phantom of the Paradise : « Avec la guerre du Vietnam, les informations sont devenues un divertissement. On n'est plus parvenu à distinguer le divertissement de la tragédie humaine. »& Dans la séquence finale, la mort devient effectivement indissociable du divertissement puisque les spectateurs du Paradise n'en finissent plus de danser frénétiquement. La chanson du générique, The Hell of lt, vient alors rappeler les ambiguïtés d'un monde où le spectacle ne s'arrête jamais.
C'est une histoire d'amour déchirante
Entre quête d'idéal, critique de l'industrie et meurtres sanglants, Phantom of the Paradise n'en oublie pas moins l'amour à travers la relation qui unit la chanteuse Phoenix (interprétée par Jessica Harper, que l'on retrouvera en 1977 en tête d'affiche de Suspiria) et Winslow Leach (William Finley, fidèle acteur de Brian De Palma). Les deux personnages se croisent très peu, mais il suffit qu'ils chantent dans un escalier un extrait de la cantate composée par Winslow pour que l'alchimie opère.
La relation entre ces deux êtres ne sera jamais consommée, préférant s'incarner de façon immatérielle par le seul biais de la création. Après son accident, Winslow réalise en effet que Phoenix pourrait devenir sa « voix » à lui et la jeune femme représente sa seule raison de survivre et de continuer à créer. Cette romance impossible entre un compositeur et une chanteuse prend toute sa mesure sur la scène du Paradise lors de l'interprétation du titre Old Souls par Phoenix. La scène devient le seul lieu où la passion amoureuse peut s'incarner et l'utopie artistique se réaliser.
Emblème de cet amour invisible entre Phoenix et Winslow, Old Souls est décrite par Paul Williams comme la « chanson préférée » de toute sa carrière : « J'y dévoile ma façon de concevoir la vie. Un grand amour naît avant nous et continue d'exister après nous ». Evoquant des sentiments qui subsistent à travers le temps et les êtres, Old Souls sublime la relation entre Winslow et Phoenix, condamnée à l'échec sur cette terre mais qui a rendez-vous avec l'éternité.
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