Pourquoi j'ai pas mangé mon père : l'histoire d'un film qui a pris un quart de siècle
Petit livre deviendra grand
Petit livre deviendra grand
Au départ est un livre assez court de l'anglais Roy Lewis, une sorte de récit ubuesque qui revisite la théorie de Darwin à l'aune des préoccupations de 1960, son année de publication. The Evolution Man (Pourquoi j'ai mangé mon père en VF, le « pas » ajouté au titre du film représentant une mini rupture avec l'oeuvre d'origine) évoque pêle-mêle la condition de la femme, la peur du nucléaire, le refus de la modernité. On y suit le destin d'Edouard, pithécanthrope du Pléiostocène moyen et inventeur de génie, qui veut sortir sa famille (et, au-delà, sa tribu) de son mode de vie archaïque. En une génération seulement, la communauté verra l?émergence de la bipédie, du feu, de la cuisson, des armes et de l'art figuratif ! « Le roman de Lewis a connu un drôle de destin, explique Jean-Luc Fromental, l'un des nombreux scénaristes sollicités pour l'adaptation. Il est longtemps resté un secret bien gardé dans les milieux académiques anglais que les universitaires se repassaient sous cape. Puis Théodore Monod l'a rapporté chez nous et l'a donné à Vercors dont ce fut la dernière traduction chez Actes Sud, et le bouquin est devenu un best-seller surprise dans la France des années 80. »
L'obstination d'un homme
L'obstination d'un homme
Le destin du film se scelle quand Frédéric Fougea découvre le roman. De son propre aveu, cet amateur éclairé d'éthologie et d'anthropologie, célèbre pour avoir produit L'Odyssée de l'espèce et ses séquelles, « rit aux larmes »en le lisant. Ça devient une obsession. « J'ai mis une option dessus en 1989, puis j'ai écrit une première version du scénario. Mais j'ai vite mesuré la difficulté de l'adaptation. Au bout d'un an, j'ai décidé d'acheter les droits afin de me donner le temps de développer le projet sans imaginer que ça me prendrait vingt-cinq ans ! » C'est ainsi que tout au long des années 90, Fougea planche sur un film live. « Comme je viens du documentaire, ça me paraissait naturel. J'ai travaillé avec plein d'auteurs, des Français, des Anglais, Régis Wargnier m'a donné un coup de main. Jean-Claude Carrière, à qui je demandais conseil, m'a dit : « tu ne tireras jamais un film de ce bouquin ! » (rire) Le problème, c'était le langage, très élaboré du livre. En prises de vues réelles, ça aurait ressemblé à une farce, or je voulais faire une comédie. »
Belle rencontre
Belle rencontre
Début 2000, Fougea fait une rencontre importante en la personne de Didier Brunner, patron des Armateurs, la société qui vient de produire Kirikou et la Sorcière. « Le projet m'a semblé parfait pour un film d'animation, se souvient Brunner. Fred s'est enflammé à cette idée et m'a proposé de codévelopper le film. Là encore, on s'est vite heurtés à la difficulté de transposer le génie du livre. On voyait bien qu'il fallait en tirer une fable comique édifiante, mais n'est pas La Fontaine qui veut. » Contacté par les deux hommes, Vincenzo Cerami, scénariste attitré de Roberto Benigni, est le premier à se casser les dents sur le projet. Selon les dires de Fougea, sa version est « catastrophique ». Jean-Luc Fromental, proche de Brunner, hérite alors du bébé. « En travaillant dessus avec Fred, on s'est rendus compte que le dispositif du livre ne se prêtait pas à une adaptation littérale : il n'y a pas d'histoire linéaire, c'est plutôt un enchaînement de séquences. Il fallait reprendre le personnage d'Edouard et créer une dramaturgie familiale qui ne soit pas juste une suite d'événements, mais une chaîne de conséquences. » Pendant quatre ans, Fougea et Fromental travaillent main dans la main et élaborent le concept de préquel au livre qui sera conservé dans la version définitive, où Edouard, chassé de l'arbre par son roi de père en raison d'une malformation physique, est amené à choisir la condition de bipède. « On ne savait pas alors que Jamel nous rejoindrait. C'est une coïncidence extraordinaire ! », s?'exclame Fromental, qui quittera le navire en 2005 avec le sentiment du devoir accompli. « À la fin de notre écriture, on a fait appel à deux scénaristes anglais censés apporter une touche de fantaisie british, ajoute Fougea. Dans la foulée, on a lancé le film en production. »
Pathé arrive, Pierre Coffin part
Pathé arrive, Pierre Coffin part
Dans l'intervalle, l'ogre Pathé est entré dans la danse, aux côtés de Boréales (la boîte de production de Fougea), des Armateurs et de Cattleya, une société italienne. « Initialement, Pathé devait nous rejoindre pour prendre des mandats (dont celui de distributeur, ndlr), pas pour avoir le leadership de la production », précise Yvan Rouveure, alors directeur financier des Armateurs. Pour superviser l'animation, Didier Brunner se tourne vers le studio MacGuff, spécialiste français des effets digitaux, qui abrite en son sein, un surdoué de la 3D : Pierre Coffin.
« J'ai été contacté par Didier Brunner pour, dans un premier temps, faire une sorte de petit test, qui aurait servi de carte de visite à Cannes, se souvient le coréalisateur de Moi, Moche et Méchant. Je suis finalement resté un an et demi environ, avec des hauts et des bas. Surtout des bas? Le script n'était pas très abouti. Je le trouvais hyper franchouillard et ne reconnaissais pas le charme anglais du bouquin. J'ai essayé à mon niveau de faire bouger les choses, sans succès. Je suis parti quand ils ont recruté Munz et Bitton (scénaristes de La vérité si je mens !, ndlr) pour intensifier la « drôlerie », signe que le projet faisait du surplace. »
Jamel chamboule tout
Jamel chamboule tout
Le passage de Pierre Coffin est marqué par la réalisation d'un court métrage promotionnel efficace, utile à Fougea pour convaincre Jamel de faire une voix dans le film. « Jamel a été d'emblée intrigué par le projet, rapporte-t-il. Il a été d'accord pour retravailler les dialogues avec moi en les ajustant à sa personnalité. A ce moment-là, on avait relancé la production avec deux autres réalisateurs, Thomas Szabo et Tanguy de Kermel. Le problème, c'était qu'en parallèle à leur travail, Jamel et moi chamboulions tout en termes de personnages, de décors, de storyboard. Vers 2008, il a fallu remettre le projet en stand-by pour le repenser de A à Z. »
Cette énième tergiversation, associée à l"implication grandissante de Jamel et de Pathé, finit par faire capituler Didier Brunner. « Le choix soudain de la MoCap, au détriment de l'animation 3D, a été le rebondissement de trop. Je comprends que cette technologie avait pour but de conserver au maximum la performance de Jamel, mais cela entraînait une augmentation du budget intenable pour nous. » Ivan Rouveure, d'enfoncer le clou : « On ne se sentait pas de gérer Jamel et son emploi du temps impossible. Il avait en plus accès aux hautes sphères de Pathé, si bien que son point de vue devenait prédominant. En l'état, nous n'aurions pas existé artistiquement et financièrement. »
La motion capture plutôt que la 3D
La motion capture plutôt que la 3D
Tandis que les Armateurs négocie une « sortie » honorable au regard des quatre millions d'euros dépensés en près de dix ans, Fougea, Debbouze et Pathé accélèrent en intégrant pour de bon Marc Miance au projet. Spécialiste français de la MoCap, qu'il a expérimentée sur le fascinant Renaissancede Christian Volckman (2006), il a su convaincre Jamel de la supériorité du procédé. « Le test grandeur nature que Jamel a effectué nous a tous bluffés, dit Fougea. Son investissement était tel qu'il nous est apparu évident qu'il devait réaliser le film. Ce type est un phénomène. Lorsque je l'ai rencontré, il n'avait jamais vraiment écrit de scénario. Pourtant, il a tout de suite pointé des problèmes de dramaturgie et proposé des solutions surprenantes. C'est par ailleurs un dialoguiste de génie qui a une vision décalée de la réalité. Pour lui, tout est matière à création parce qu'il perçoit les choses différemment. » Personne ne nie l'apport de Jamel. « Sa première version retravaillée du scénario tenait la route, malgré son éloignement du matériau d'origine », concède Yvan Rouveure. « Il y avait un parti pris affirmé, enchérit Didier Brunner, amusé par les trouvailles de la star. Selon Pierre Coffin, enfin, Jamel a eu raison de s'approprier le projet. « Je n?'ai pour ma part jamais été en position de le faire. », dit-il.
Tournage à quatre pattes
Tournage à quatre pattes
En 2010, la production est relancée, cette fois pour de bon. Dix-huit mois supplémentaires de développement et de préparation sont nécessaires. Les acteurs, pour la plupart inconnus, à part Arié Elmaleh et Mélissa Theuriau (dont c'est le premier vrai rôle après une voix dans Planes), suivent un entraînement physique intensif pour se préparer à évoluer dans leurs combinaisons munies de capteurs. « N'importe quel comédien peut jouer en MoCap, explique Miance, mais comme dans le film ils sont la plupart du temps à quatre pattes, il fallait qu'ils soient bien affûtés. » Le tournage commence mi-2012 sur un plateau de plus de 1000 mètres carré avec en son centre le décor principal, un « arbre » gigantesque constitué de fil de fer grillagé pour permettre aux caméras de voir à travers. La post-production -terminée quelques jours avant la sortie du film en salles- durera presque trois ans, ce qui inspire à Marc Miance la réflexion suivante : « Pourquoi j'ai pas mangé mon père est la rencontre miraculeuse de la technologie la plus complexe qui soit et de Jamel Debbouze, l'acteur-réalisateur le plus spontané du cinéma français. »
Le succès au bout de l'aventure ?
Le succès au bout de l'aventure ?
Pour Jamel et Jérôme Seydoux, le PDG de Pathé qui a porté le projet à bout de bras pendant dix ans, l'enjeu que représente le film n'est pas important : il est colossal. Moins de trois millions d'entrées, ce serait la cata. « Il faut non seulement que le succès soit au rendez-vous en France mais il faut en plus que le film se vende hyper bien à l'international, analyse Didier Brunner. Jamel est une star dans les pays francophones mais, au-delà de ça, rien n'est acquis. »
Les teasers, qui montrent un Jamel égal à lui-même dans la peau virtuelle d'Edouard, ont plutôt rassuré tout le monde, sauf Pierre Coffin. « J'ai eu l'impression de voir Jamel en vrai ! C'est à se demander pourquoi ils n'ont finalement pas fait le film en live. Je suis viscéralement contre la MoCap dans le domaine du cartoon. Les gros studios américains ne le font pas, il doit y avoir une raison. » Le mot de la fin et de l'élégance revient à Didier Brunner. « Si le film est réussi et marche, j'applaudirai des deux mains. Toutes ces années passées à se battre pour faire avancer le projet n'auront pas été vaines. J?avoue que je suis admiratif de la constance de Pathé dans cette affaire, qui a dû composer sans cesse avec les scénaristes, jamais d'accord entre eux, avec les producteurs qui leur en ont fait aussi voir de toutes les couleurs. Jérôme Seydoux s'est montré à la hauteur, il a assumé jusqu'au bout. J'espère sincèrement qu'il en récoltera les fruits. »
Le film d'animation de Jamel Debbouze sera diffusé à 21h sur W9.
Grâce à l’opiniâtreté d’un homme (Frédéric Fougea), le soutien indéfectible d’un studio (Pathé), la contribution de talents divers (Didier Brunner, Pierre Coffin…) et l’énergie de Jamel, Pourquoi j’ai pas mangé mon père a pu voir le jour à l’écran. A sa sortie, en avril 2015, Première avait contacté des scénaristes, producteurs et réalisateurs ayant travaillé sur ce projet juste avant que le résultat ne sorte au cinéma.
Retour sur 25 ans de valses-hésitations et de rebondissements en tous genres avec les principaux acteurs du projet.
Jamel Debbouze : "Pour moi, le cinéma, c'est une torture"
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