Le réalisateur Jérôme Salle nous raconte les coulisses de la série Disney Plus consacrée au couturier allemand. Moins une chronique de son ascension parisienne qu'une fable sentimentale sur sa grande histoire d'amour avec Jacques de Bascher. Ou comment penser le biopic autrement.
En ligne depuis vendredi sur Disney Plus, la série Becoming Karl Lagerfeld offre un regard différent sur le célèbre couturier allemand, décédé en 2019. Le réalisateur Jérôme Salle (qui a signé trois épisodes), nous raconte comment a été pensé ce biopic qui n'en est pas vraiment un, et le défi d'une telle série sur la mode. Décryptage.
Karl Lagerfeld est mort il y a 5 ans. C'est de là qu' est née l'idée de faire la série ?
L'idée vient de la lecture du livre de Raphaëlle Bacqué. Je connaissais, moi, cette histoire depuis quelques années et j'avais pensé à un moment l'adapter en film, mais je ne me sentais pas légitime pour le porter. Parce que je ne suis pas du tout un spécialiste de la mode. Et puis je ne me sentais pas vraiment capable d'écrire ce triangle amoureux entre ces trois hommes. C'est une histoire tellement complexe entre Karl Lagerfeld, Jacques de Bascher et Yves Saint-Laurent... Sans parler de la compétition professionnelle.
C'est d'ailleurs autant une série sur Jacques de Bascher, que sur Karl Lagerfeld non ?
L'histoire d'amour entre eux deux est le moteur émotionnel de toute cette série. Jacques a pris beaucoup de place au fur et à mesure de l'écriture et du développement de la série. On a tous été ému par le personnage et son histoire avec Karl. Et puis Jacques sert de porte d'entrée pour arriver au personnage de Karl, qui est une figure complexe à écrire, à jouer, à filmer. C'est un personnage qui met une énergie considérable à masquer ses émotions et ses sentiments. Jacques fait le contrepoids. C'est l'opposé. Il montre tout et parfois trop. Et en même temps, il permet aussi de montrer la sincérité de Karl. En discutant avec Daniel Brühl et Théodore Pellerin, j'ai voulu insister sur le fait que, même si leur amour est toxique et imparfait, il ne faut jamais douter de la sincérité de leur amour devant l'écran.
Est-ce que cette série est vraiment un biopic au fond ?
C'est vrai que j'ai construit le premier épisode comme une comédie sentimentale. Mais l'autre jambe de la série, c'est aussi d'expliquer qui était Karl, ce que c'est que d'être un génie, ce que c'est que d'avoir du talent, de devoir créer. On a aussi voulu montrer la douleur de Lagerfeld devant le génie écrasant de Yves Saint-Laurent. Il est ami avec lui, mais en même temps il est profondément jaloux de son succès. Il vit avec une frustration immense.
Comment est-ce que vous avez abordé le personnage d'Yves Saint-Laurent dans la série ?
J'avais vu les deux films très différents, celui de Jalil Lespert et Bertrand Bonello. Et notre vision de Saint-Laurent est plus proche de celle de Bonello. J'avais envie de pousser pour une personne plus toxique. Indéniablement, Yves Saint-Laurent était une personne en souffrance perpétuelle et on lui passait beaucoup de choses parce qu'il était ce génie. Je trouvais intéressant du coup, d'avoir un tableau plus acide du personnage qu'on voit habituellement. Parce qu'il ne faut pas oublier non plus que la statue de Saint-Laurent a été érigée a posteriori par Pierre Bergé...
Comment on évite la caricature justement, quand on travaille sur un biopic comme celui-là ?
C'est déjà le talent d'Isaure Pisani-Ferry, qui a dirigé l'écriture. Elle n'a pas voulu faire un biopic au sens classique. Elle a concentré l'histoire sur 10 ans, durant les années 1970. On n'est pas dans les codes classiques du genre, avec le trauma d'enfance, l'ascension puis la chute etc. La comédie sentimentale nous offre justement un vrai récit qui nous permet de sortir de ça.
Qu'est-ce qui fait que Daniel Brühl a réussi à capter l'essence du couturier Lagerfeld selon vous ?
J'ai tout de suite pensé à lui au départ. C'est vrai que des acteurs allemands qui peuvent jouer en français, qui avaient le bon âge et pouvaient correspondre au rôle, il n'y en a pas beaucoup... Mais honnêtement, je ne me suis pas creusé la tête : je voulais travailler avec Daniel. Il était parfait pour le rôle et pas seulement parce qu'il parle français ou qu'il a une vague ressemblance lointaine avec Karl - pas du tout évidente d'ailleurs. Je crois que jouer Karl, c'est très difficile pour un acteur. Parce qu'il ne dévoile jamais clairement ses émotions. En plus, c'est un type qui sait aussi être odieux. Et pour Daniel, c'était beaucoup de pression de jouer une icône allemande. Daniel Brühl a trouvé la clé en comprenant que Karl Lagerfeld était, en réalité, un matador sur talons, quelqu'un d'assez macho au fond. Et parfois, il fallait aller chercher l'émotion à des moments très précis. Et moi dans la mise en scène, j'approchais la caméra très proche de lui, de manière à coller le spectateur à son visage. Qu'on puisse sentir sa peau presque.
Physiquement, il y a une évolution du personnage, avec le catogan, les lunettes, l'éventail... Et là on rejoint le titre de la série : il devient Karl Lagerfeld !
Oui parce que Karl Lagerfeld a aussi construit son personnage. Lorsqu'on fait sa rencontre au début, il n'en est pas là. Il porte la barbe d'ailleurs. Et c'est à la fin seulement qu'on le laisse avec le catogan. La série montre comment, peu à peu, il est devenu ce personnage, qui était aussi une manière de se protéger du monde extérieur.
Comment avez-vous fait pour représenter le monde de la mode française des années 1970 ?
Déjà, c'est cher ! Et puis c'est un énorme boulot et une énorme pression. Parce qu'on fait des tenues pour Yves Saint-Laurent. Il faut habiller Karl Lagerfeld. Il faut mettre en scène un défilé Chloé signé Lagerfeld. La vraie grande pression vient de l'épisode avec Marlene Dietrich, où Karl lui crée un costume peu réussi. Et pour la costumière, Pascaline Chavanne, ce fut un sacré casse-tête ! Elle se disait : Il faut que je crée quelque chose à la manière de Karl, et qu'on puisse le voir en disant que c'est de mauvais goût ? Maintenant, en vérité, l'enjeu c'est qu'on oublie les costumes. Parce que ce qui nous intéresse dans la série, ce n'est pas la mode mais les gens. Le piège aurait été d'insister trop sur les détails de l'époque.
Vous avez collaboré avec la Maison Chloé ou la Maison Chanel pour refaire certaines pièces ?
On a eu plein de croquis qu'on a pu refaire à la manière de Karl. On a effectivement bossé avec Chloé et on a eu accès à toutes leurs archives, au travail de Karl. Ils ont été d'une grande aide et c'est d'eux qu'on avait le plus besoin. Parce que la saison se termine quand Karl arrive chez Chanel. Mais s'il y a une saison 2, alors là on fera appel à eux.
Quelle image voudriez-vous que les gens gardent de lui après cette série ?
J'aimerais que les gens éteignent la télé en l'aimant. Qu'ils soient émus. Parce que c'est quelqu'un qui était bourré de défauts, mais je trouve qu'il y a quelque chose de très touchant chez Karl Lagerfeld et j'ai aimé le filmer.
Qu'aurait pensé Karl Lagarfeld de la série d'après vous ?
Ca l'aurait agacé, évidemment. Mais c'est un peu plus compliqué que ça. Tous les gens qui l'ont côtoyé m'ont expliqué que c'était quelqu'un de très respectueux. Il n'avait aucun mépris pour les gens, mais une vraie volonté de contrôler son image et ses émotions. Et de ce fait, il n'aurait pas pu aimer une série comme Becoming Karl Lagerfeld, qui rentre autant dans son intimité. Ou peut-être que secrètement, il aurait été flatté, parce que c'est une série faite avec amour. Il y a de l'amour pour ce personnage qui ressort de la série et j'espère qu'il aurait ressenti ça.
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