Première
par Elodie Bardinet
Cinq ans après son tournage, Mowgli arrive enfin à l'écran. Pas au cinéma, mais sur Netflix, qui a acheté le film cet été à la Warner Bros. Si sa production a connu de nombreux rebondissements, le résultat vaut le coup d'oeil : en s'attaquant au Livre de la Jungle de Rudyard Kipling, Andy Serkis parvient à développer plusieurs thématiques intéressantes, tout en misant visuellement sur la performance capture, technique qu'il développe depuis près de 20 ans, du Gollum du Seigneur des Anneaux au César de La Planète des Singes en passant par King Kong. Loin d'être seulement là pour en mettre plein la vue, elle lui permet d'appuyer ses réflexions, et d'offrir un film riche, doté de multiples niveaux de lecture.
Mowgli devait être la première réalisation de Serkis, qui y travaille depuis 2013, mais la mise en chantier de la version live de Disney, réalisée par Jon Favreau, a cartonné en 2016 en approchant du milliard de dollars de recettes. Conscient qu'il serait comparé à cet énorme succès, Andy a pris son temps : il a ainsi pu profiter des reports pour tourner un film plus intimiste et sans effets-spéciaux numériques, Breathe, avec Claire Foy et Andrew Garfield (sur les écrans en 2017). Il a également pu peaufiner sa création en post-production, offrant aujourd'hui un film visuellement très ambitieux. Là où l'équipe de chez Disney misait tout sur la mise en mouvement en numérique d'animaux photo-réalistes, il a décidé de les styliser, et de les animer à partir du jeu de comédiens, tels que Cate Blanchett (Kaa), Christian Bale (Bagheera), Benedict Cumberbatch (Shere Khan) et lui-même. A force de morphing, cela donne à ses créatures des expressions étranges, mi-humaines mi-animales, qui peuvent demander au spectateur un temps d'adaptation, mais finissent par être fascinantes.
Surtout que sur le fond, son film ne parle que de ça : la frontière entre l'humanité et la bestialité est au coeur du concept. Il n'est question que de survie dans cette histoire initiatique, où Mowgli apprend la loi de la jungle aux côtés des animaux sauvages pour tenter d'échapper à Khan, son chasseur cruel qui rêve d'en faire son trophée. Une fois en contact avec le monde des hommes, il retrouve chez eux aussi une part de bon et de mauvais.
Raconté à travers ses yeux, cet enseignement souvent dur est ponctué de scènes marquantes, où les capacités d'adaptation du petit d'homme ne cessent d'être mises à l'épreuve. Qu'il se lance dans une course folle pour être véritablement accepté par sa meute où qu'il se retrouve enfermé parmi les hommes car jugé trop sauvage et dangereux, Mowgli est un outsider, jamais vraiment à sa place. Montrer ainsi un enfant en cage, même si cela ne dure que le temps de quelques plans, est une image choquante, bien loin de la vision enfantine de l'oeuvre popularisée par Disney. Le réalisateur et sa scénariste Callie Kloves le savent bien, et s'ils appuient parfois un peu trop leur propos ou n'évitent pas quelques longueurs (notamment en voulant filmer une fête traditionnelle pleine de couleurs qui tranche avec le reste du film), ils parviennent aussi par petites touches à marquer les esprits, critiquant au passage le colonialisme britannique en Inde ou la destruction de la nature par l'homme. Exit les chansons et la joie de vivre de Baloo, Serkis et son équipe veulent honorer le côté classique des nouvelles de Kipling, quitte à dérouter une partie du public. La production a-t-elle pris peur en découvrant sa vision sombre du Livre de la Jungle cet été ? L'empreinte de la version de Favreau était-elle encore trop fraîche pour tenter une sortie au cinéma ? En visionnant aujourd'hui le résultat sur Netflix, on se pose forcément la question, tant l'envie de cinéma est forte au coeur de ce Mowgli : le résultat perdra peut-être en route une partie des spectateurs, mais l'ambition d'Andy Serkis, autant visuelle et thématique, est bien réelle. Il faut croire qu'on ne peut échapper à la loi de la jungle, même à Hollywood…