Petrov's flu
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Après Leto, Kirill Serebrennikov revient à Cannes et en compétition avec un délire outrancier, violent, malade, qui finit par enthousiasmer.

L’intrigue du nouveau film de Kirill Serebrennikov (à qui l'on doit Leto) tient en peu de phrases : dans une ville de Russie, on suit quelques jours de la vie de Petrov, un garagiste et auteur de bande dessinée amateur. Il est marié à Petrova, une bibliothécaire et ils ont un fils, Petrov Jr. La fête du Nouvel An approche et un sale virus de grippe se propage d’un membre de la famille à l’autre…

Dit comme cela tout paraît assez clair et relativement simple. Mais Serebrennikov s’emploie dès la première scène à tout dynamiter. Il mélange la fantasmagorie la plus cintrée et le réel le plus prosaïque ; la cacophonie du monde se traduit par une surcharge d’accessoires, de figurants, de lieux et d'alcools ou par des envolées théâtrales littéralement épuisantes... Petrov est fiévreux et bourré et les scènes de rêves ou de cauchemar viennent progressivement ronger le déroulement de sa journée. Alors qu’il est dans un bus, il est tout à coup invité à participer à un peloton d’exécution dans la rue ; un peu plus tard, il se retrouve avec un cadavre sur les bras… Qu’est-ce qui est vrai ? Et qu’est-ce qui provient de ses délires fiévreux ? De son côté, Petrova est sujette à des pulsions meurtrières. Elle voit des hommes nus partout et la moindre goutte de sang la plonge dans des états de violente excitation…

L'un des plaisirs cannois est d'établir des correspondances entre tous ces films qu'on ingurgite. Il y a quelques jours, on pouvait voir à Cannes le nouveau documentaire de Sergei Loznitsa, Babi Yar. Context, sur l’un des massacres nazis d’Ukraine. C'est à un autre film du cinéaste ukrainien qu'on pensait devant La Fièvre de PetrovUne Femme douce. Comme chez Loznitsa, le film de Serebrennikov déroule une fresque hallucinée sur la Russie et ses vieux démons dans une suite de scènes outrancières, filmées dans des plan-séquences épuisants. Parfois difficile à suivre, parfois même complètement incompréhensible, cette déambulation surréaliste finit par décrire un univers d’aliénation absolue, dont les causes semblent dépasser l’histoire (l’héritage soviétique ou le désarroi post-soviétique) pour devenir métaphysiques. Les scènes de violence s’enchaînent, les délires alcoolisés se suivent, le tout filmé avec une maestria sidérante, sans qu’on comprenne vraiment de quoi il est question… Et puis progressivement un souvenir d’enfance de Petrov vient contaminer le récit : dans un noir-et-blanc crémeux, Serebrennikov évoque le moment où le jeune Petrov se rend à un spectacle de Noël (comme celui auquel son fils devait participer avant d’être cloué au lit par la grippe). Et sans crier gare, le cinéaste se met à suivre un personnage secondaire dont il va raconter la vie. Ce long segment apporte de la tendresse et une mélancolie déchirante à ce qui n’était jusque là qu’un cauchemar enfiévré sur la Russie contemporaine. Dans toute sa sainte noirceur, et sa gloire délétère. 

Bordélique, foutraque, cette chronique punk qui ne parle que de mort ou de déchéance, est aussi nourri d'un élan vital hors-norme. Outre sa virtuosité, c'est ce paradoxe qui constitue le vrai pouvoir de fascination de La fièvre de Petrov.