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Black Swan : avec Darren Aronofsky, le ballet, c’est l’enfer ! Par Elodie Vallerey.Une claque. Black Swan est le nouveau long de Darren Aronofsky, et autant vous prévenir tout de suite : vous ne sortirez pas indemnes de cette incursion dans le monde (impitoyable) du ballet. On n’en attendait pas moins d’Aronofsky, le troublant réalisateur de Pi, The Fountain ou encore The Wrestler, un génie à qui l’on doit surtout l’un des films les plus virtuoses de la décennie, Requiem for a Dream, oppressant à souhait. Un film qui décrivait à coups de poing l’enfer de l’addiction sous toutes ses formes et rompait magistralement avec les codes habituels du cinéma américain. Black Swan est une nouvelle promesse. D’abord, il y a cette mise en scène haletante, une caméra intrusive qui ne lâche pas les acteurs d’un mètre dans les scènes de danse ; un malaise qui vous retourne les tripes ; et cette esthétique soignée, qui magnifie la grâce poétique du ballet. Après la dissection du monde du catch dans The Wrestler, Aronofsky se paie le monde de la danse ? "On m’a tout de suite parlé des similitudes entre The Wrestler et Black Swan. Au bout d’un moment, je m’en suis évidemment moi-même rendu compte. J’ai filmé le ballet dans Black Swan comme j’ai filmé le catch dans The Wrestler : les mouvements des deux disciplines se répondent. D’un film à l’autre, je suis passé de la forme d’art la plus médiocre à la forme d’art la plus prestigieuse", commentait le cinéaste lors de l’avant-première de son film à Paris. Un film sur les doubles et la perte d'identitéPrestigieuse, mais surtout infernale. Parce que dans Black Swan, le ballet, c’est l’enfer, et l’enfer n’est pas les autres, mais soi-même. Nina (Natalie Portman), jeune ballerine rigoureuse, douée, mais surtout torturée, obtient le rôle de sa vie, la reine du ballet Le Lac des Cygnes, en convaincant tant bien que mal l’impétueux chorégraphe Thomas Leroy (alias Vincent Cassel, dans une composition inspirée de George Balanchine, pionnier du ballet aux États-Unis connu pour sa rigueur et la prééminence qu’il accordait à la danseuse étoile) qu’elle peut à la fois incarner le Cygne blanc candide au cœur pur, et son double le Cygne noir, tortueux, sensuel, dévoyé. Psychotique, la danseuse devenue star sombre alors dans un délire schizophrène auto-destructeur, au milieu duquel elle s’imprègnera de son rôle autant qu’il y perdra des plumes. "Un film sur les doubles et la perte d’identité, une descente aux enfers aidée par le jeu d’effets de miroir, le plus vieux gag de l’histoire du cinéma", s’amusait Aronofsky.Effort, douleur, tensionBlack Swan, c’est surtout une histoire de frontières : entre le réel et l’imaginaire, la raison et l’émotion, le talent et la folie, la perfection et l’auto-destruction. Et si Aronofsky n’a qu’un génie, c’est celui de filmer avec poésie les fêlures de l’âme humaine, le monstre intime caché en chacun de nous qui attend la faille pour être délivré. Caméra à l’épaule, il nous plonge dans les coulisses du ballet, l’envers du décor aux égos aiguisés, nous fait ressentir l’effort perpétuel, la douleur des corps, l’extrême tension, la discipline qui conduit au dépassement de soi et entraîne la perte d’identité.Le tout servi par la virtuosité du compositeur Clint Mansell (fidèle d’Aronofsky depuis son premier long métrage), qui a su remanier le ballet de Tchaïkovski avec brio dans une B.O dantesque ("Du classique frais et déconstruit" pour le réalisateur) et laisser les manettes aux British électro des Chemical Brothers pour des sons plus racés (la très érotique scène de la boîte de nuit notamment). Natalie Portman, icône hitchcokienneÉvidemment, rien ne pourrait fonctionner sans les acteurs. Natalie Portman est à couper le souffle, dans un rôle à sa hauteur (avec un Oscar à la clé ?), sortant du carcan de la jeune première talentueuse pour se métamorphoser en une icône hitchcokienne qui gagne ses galons à la force du chausson. "Elle a toujours joué des rôles de jeune, j’avais envie de la voir dans un registre différent. Et elle a fait de la danse classique dans sa jeunesse. Je l’ai invitée à boire un coup un soir, on a pas mal bu et c’est là que je me suis dit qu’elle serait parfaite pour le rôle", raconte le réalisateur. Tout comme Mila Kunis (Lily), la bonne copine de Portman à la carrière en demi-teinte, avec qui Aronofsky a chatté des heures sur Skype avant de lui donner le rôle de trouble-ballet, l’expression d’un versant sombre et débridé que Nina ne cesse de vouloir refouler (elle a remporté le prix Marcello Mastrioanni du meilleur espoir lors de la dernière Mostra de Venise pour ce rôle). Puissant, déroutant, rythmé, le film dresse aussi un constat accablant : le cinéaste de 41 ans n’a réellement pas foi en l’être humain et le martèle dans ses films… Ses personnages en pleine déchéance, présents dans Requiem, The Wrestler, Black Swan, assujettis à leur addiction destructrice (drogue, catch, ballet), incapables de contrôler leurs démons intérieurs et de s’en sortir face à l’ironique fatum (la fatalité chère aux philosophes), font de son œuvre un plaidoyer contre le libre arbitre et l’aptitude de l’homme à dépasser sa condition dégradante. Cruel, mais brillant.