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Au cinéma, on le sait, tout est affaire de durée. Le temps réinventé, morcelé - extensible aussi - dessine un espace physique et mental essayant de s’incarner à l’écran. Ce postulat qui s’applique à toutes créations faites d’images et de sons en mouvement, peut parfois devenir l’objet même d’un film, mieux, sa raison d’être. Certains diront que tous les grands chefs-d’œuvre ne sont en réalité que des réflexions sur ce rapport au temps sur lequel un récit - devenu accessoire - viendrait se greffer. Que raconte par exemple Sueurs froides d’Hitchcock, sinon l’obsession d’un homme pour une image mentale dont il cherche à recréer « en vrai » la mécanique ? En cela, le titre de ce documentaire-monstre (8h17), Les Travaux et les Jours, fait figure de programme. Il induit un labeur et invite à la patience. On n’entre pas ici à pieds joints. Si les deux réalisateurs - l’américain C.W.Winter et le suédois Anders Edström - se sont fixés comme programme d’impliquer corps et âme le spectateur dans « l’expérience » du film, cela suppose de le laisser prendre ses marques sans trop le brusquer.
Plans noirs de plusieurs minutes sur lesquels des sons viennent délicatement se poser, une courte citation en surimpression qui déchire l’obscurité avant de s’effacer... Et soudain, des formes émergent, surgissent du néant. Un coin de verdure, une route, une maison, un corps penché vers la terre...Tout apparaît comme une révélation. Quelque de chose de sacré se joue d’emblée. La caméra prend le temps d’enregistrer ce qu’elle voit et regarde. Les plans sont libres de respirer, autonomes mais appartenant à un tout cohérent. Chacun d’entre eux laisse une trace derrière lui. A force d’enquiller films et séries en continu, nous aurions presque oublié qu’il est possible d’arrêter le robinet des images ou du moins d’en contrôler le flot, pour réapprendre à être sidéré. Redécouvrir des images agencées avec pureté et soudain se tenir hors du monde connu bien que reconnu. Un film comme celui-ci vient merveilleusement nous le rappeler. Et le fait qu’il émerge au milieu du chaos ambiant, où justement la place du cinéma est discutée, rend ce geste un peu fou d’autant plus stimulant et pertinent.
Les Travaux et les Jours se présentera au spectateur de cinéma en trois parties. Nous suivons ici, le temps d’une année rythmée par le cycle immuable des saisons, la vie d’un couple de paysans japonais dans un petit village montagneux de la région de Kyoto. La façon artisanale de travailler la terre, la douceur avec laquelle chaque chose s’appréhende, semblent déconnecter de l’actualité du monde. L’héroïne du film, Tayaoko Shiojiri, est, en effet, la dépositaire d’un savoir-faire et d’un savoir-vivre qui mourront avec elle. Le film est d’ailleurs tout entier habité par la mort. La santé du mari de Tayaoko se dégrade peu à peu. Son agonie discrète devient un fil rouge invisible. En voix off, il arrive à Tayaoko de raconter son quotidien à la façon du journal intime, elle délivre aussi des mots doux et rassurants à ce conjoint dont elle se résigne à accepter l’effacement progressif. Pas d’effusion de sentiments, la pudeur implique de la retenue. Rien de préfabriqué, les deux réalisateurs sont parvenus à saisir du naturel à l’œuvre. La nature, souveraine, protège les Hommes. Ici, la majesté d’une écorce, plus loin, l’opulence d’une frondaison, là-bas, le mystère d’un morceau de ciel. Chaque élément respire le sensible. L’espace où tout se joue est minuscule, il contient pourtant tout l’univers. Face à tant de grâce, on prend définitivement conscience à quel point le cinéma et la salle de projection manquent à nos vies. C’est grâce à eux que l’on peut saisir une beauté fragile qui, ailleurs, nous aurait peut-être échappée.