La Zone d'intérêt
Calmann Levy/Bac Films

Dans La Zone d’intérêt, Martin Amis explorait la monstruosité des nazis ordinaires. Au cinéma, Jonathan Glazer fait la même chose. Pourtant, le film et le roman n’ont plus grand chose en commun…

Canal + diffusera ce soir La Zone d'intérêt, drame puissant de Jonathan Glazer (Birth, Under the Skin...), qui était reparti du festival de Cannes 2023 avec le Grand Prix. Notre critique est à lire ici, et ci-dessous, nous repartageons un article décryptant le travail d'adaptation du cinéaste britannique.

Les fans de l'œuvre d'Amis qui sont allés voir l'adaptation qu'en a faite Jonathan Glazer avec La Zone d'intérêt ont dû, au début du film, se demander s’ils ne s’étaient pas trompés de salles… En “adaptant” le roman de Martin Amis, le cinéaste n’a gardé que quelques rares éléments du livre. Le contexte (un camp d’extermination allemand), un commandant nazi, et la Shoah en toile de fond. C’est que l’étrange plongée cauchemardesque à laquelle nous “conviait” Amis n’a été, au fond, qu’un point zéro pour Glazer. “Une étincelle initiale”, comme il l’expliquait récemment à un journaliste du Monde : “J’ai été fasciné par les personnages, mais j’ai poursuivi ensuite le voyage à ma manière. Je pense tout de même qu’à certains endroits la trivialité que je décris peut rejoindre le registre grotesque du roman.

De fait, l’intrigue du livre et celle du film n’ont pas grand chose à voir. Dans La Zone d’intérêt, publié en France en 2015, le bad boy des lettres britanniques décrivait le quotidien d'un camp d'extermination par le biais du baroque et de la farce radicale. Le roman suivait trois personnages : Paul Doll, le commandant des lieux, un horrible bonhomme libidineux, alcoolique notoire, qui réceptionne les convois sans (se) poser la moindre question. Doll, partiellement inspiré par Rudolf Höss, était beaucoup plus débauché que son modèle - on était chez Amis ! Il y avait également l’officier SS Angelus Thomsen, un obsédé sexuel qui se rapprochait un peu trop de la femme de Doll. Et enfin, Szmul, un Sonderkommando qui servait d'acolyte au commandant.

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Ces trois personnages racontaient l’action dans une succession de chapitres narrés à la première personne, dégueulaient leurs dépressions, leur mal-être ou leurs pulsions les plus intimes et permettaient ainsi au romancier de mettre en scène la banalité du mal. Avec beaucoup d’humour (noir, grotesque, grinçant). Loin de l’imagerie d’Epinal - le SS aristocrate, érudit décadent - Amis portraiturait des petits bourgeois médiocres, des fonctionnaires mauvais, obsédés par leurs N+1 et par leurs coups du soir. Et un juif, obligé de collaborer pour survivre… La Shoah se déroulait donc à l’ombre d’un vaudeville (ou l’inverse) et, passant d'un point de vue à l'autre, Amis dessinait une histoire symbolique et lamentable du nazisme. Pendant que les maîtres du camp se vautrent dans le stupre, ne pensent qu’à baiser, boire ou monter dans l'organigramme, derrière le mur, l’Holocauste se poursuit. 

La version cinéma de La zone d'intérêt s'écarte considérablement de la construction complexe du roman et de ses personnages bouffons ou tragiques. Glazer maintient le spectateur à distance et opte pour une vision froidement objective. Contrairement au livre le cinéaste ne franchit jamais les portes du camp, il a plutôt imaginé un "Big Brother dans une maison nazie". C’est comme cela qu’il a décrit son système de tournage (dix caméras cachés dans les murs de la maison construite par l'équipe de production du film) qui lui a permis de se focaliser sur le quotidien de la famille Höss. Oui : on a bien dit Höss. Se débarrassant des biographies fictives du livre - Paul Doll et sa femme Hannah - Glazer reprend les patronymes réels de Rudolf et Hedwig Höss, le véritable commandant d’Auschwitz et son épouse. Il les dépeint comme l'archétype de la famille allemande, ne laissant entrevoir les fissures de leur relation qu'à travers des allusions aux aventures extra conjugales de Rudolf.

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Plus rien de vulgaires ici, plus de rivalités amoureuses ou d’intrigues sexuelles pathétiques… Rudolf (incarné par Christian Friedel) est un homme dans la fleur de l'âge et au sommet de sa carrière, il s'écarte en cela résolument du portrait du commandant du roman. Glazer refaçonne également le personnage d'Hannah, qui en (re)devenant Hedwig (Sandra Huller, terrifiante) perd un peu de sex appeal et de surmoi “amisien”, pour mieux incarner l'idéal hitlérien de l'épouse et de la mère allemande. Dans le film, surnommée "la reine d'Auschwitz" par son mari, Hedwig est sans doute le personnage le plus toxique, et sa glaçante engueulade avec son mari, qui lui annonce son transfert, est inspirée de documents historiques relatant une dispute similaire entre les époux. 

L'adaptation de La Zone d'intérêt par Glazer s'éloigne donc radicalement du livre original; au point qu’on se demande presque pourquoi Glazer est nommé dans la catégorie meilleure adaptation des Oscars. Pourtant, son film reste un huis clos étouffant et sordide, insupportable, qui convoie la même finalité que le bouquin d’Amis : faire le portrait d’une nature humaine immonde, monstrueuse, capable de nier ou d’ignorer le Mal absolu qui se produit sous ses fenêtres.


Johnnie Burn, le sound designer surdoué de La Zone d’intérêt