Une Vie cachée
UGC Distribution

Arte poursuit son cycle cannois avec l'un des coups de coeur de l'édition 2019.

Ce soir, Arte vous propose Une vie cachée, de Terrence Malick. A voir également en replay sur le site de la chaîne. Nous repartageons notre critique, initialement mise en ligne lors de sa découverte au festival de Cannes 2019.

Écrire sur Terrence Malick est une tâche délicate. Alors, autant revenir aux fondamentaux. Et à quelques certitudes : on n’est pas près d’oublier la projection cannoise d’Une vie cachée. Après quelques images, les yeux mouillés, les pupilles dilatées, on savait qu’on n’oublierait jamais cette séance. Le film suit le parcours de Franz Jägerstätter, paysan autrichien croyant qui refusa de prêter allégeance à Hitler et finit décapité en 1943. Des débuts arcadiens (dans de sublimes paysages) à sa faillite transcendantale et sa fin enténébrée (les scènes dans la prison nazie et l’exécution), on découvrait une fresque sublime, étirée, et qui s’imposait immédiatement comme l’un des sommets du réalisateur. Malick était bien de retour.

On l’a dit plus haut dans ce magazine : après The Tree of Life, le cinéaste semblait parti vers toujours plus d’abstraction, empruntant les sentiers (morcelés) de l’autofiction pour calibrer des films de plus en plus insondables, de plus en plus mystérieux et éthérés. À la merveille, Knights of Cup et Song to Song : une trilogie expérimentale imaginant un nouveau langage cinématographique – radical, poétique – flirtant avec le friable et l’indicible. Le Malick panthéiste et lyrique des premiers temps aurait cédé la place au Terrence ascétique, nu et jusqu’au-boutiste. Jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à Une vie cachée qui marque le retour à l’élégie, au passé et au récit.

LA PUISSANCE DE LA VIE
On peut analyser ses films autant qu’on veut, rationaliser son œuvre-monde, Malick est avant tout un artiste qui sait submerger d’émotion par l’agencement des sensations du spectateur. Ses films parlent d’eux-mêmes. Dans Une vie cachée, il y a des fulgurances d’images, de mots, de sons autosuffisantes. Une moto qui parcourt une campagne verdoyante et c’est l’arrivée dans l’Éden. Le même plan glissé à la fin marquera le souvenir du paradis perdu. Une vieille femme qui bouge à peine dans un cadre de fenêtre et c’est la réprobation morale d’une mère qui voit son gendre basculer ; l’orage qui fond sur le village scelle la compromission morale d’un pays. Si on accepte de lâcher prise, d’écouter, de (vraiment) voir, alors le vertige est total.

Malick sait comme personne (sauf peut-être les grands Japonais – Kurosawa et Miyazaki) capter la puissance de la vie par la poésie du frémissement, de la candeur et du merveilleux. La campagne verdoyante, le ciel bleu, les rafales de vent ou une tempête dont on s’abrite sous un bâtiment : le spectateur vibre au rythme des feuilles qui tombent, des travaux des champs et de l’eau d’une rivière qui s’écoule. Il en a abusé, mais ici, c’est ce qui nous permet de vivre l’expérience et la chute du personnage principal. La chronique élégiaque d’un paradis où les événements anodins, les cris, les jeux, la répétition des repas, les échappées frondeuses ordonnent le monde, et dont Franz va s’éloigner à mesure qu’il emprunte le chemin de la désobéissance civile.

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CHEMIN DE CROIX
Et le chemin – comme le film – sera long. Franz est plongé dans un clair-obscur chaleureux et menaçant. On entend ses questionnements intérieurs (la rhapsodie des voix off), mais on touche aussi du doigt le mystère profond de son destin guidé par quelque chose de plus grand. La pleine conscience de son refus, la compréhension totale de son acte, mérite du temps. Le temps de comprendre la profondeur du geste, le temps de comprendre comment sa place au sein de la famille et du village va basculer, de voir la peur et la douleur s’inscrire sur le visage de sa femme et de ses enfants, et d’imaginer l’atmosphère suffocante qui corrompt peu à peu la campagne à mesure que le nazisme progresse.

Ce que raconte Terrence Malick, c’est l’histoire d’une foi. Franz doit reconnaître que son acte de résistance détruira sa vie, sa famille et tout ce qu’il aime, et pour quoi ? Trop peu d’impact. C’est en tout cas ce que lui dit sa femme (« On ne peut pas changer le monde, le monde est plus fort »), même si la citation finale de George Eliott (qui donne son titre au film) vient adoucir le sentiment de vanité : « Si les choses ne vont pas pour vous et moi aussi mal qu’elles auraient pu aller, nous en sommes redevables en partie à ceux qui ont vécu fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes délaissées. »

Tourné en numérique, avec une urgence qui rappelle La Ligne rouge ou Le Nouveau Monde, Une vie cachée est bien un chemin de croix (ouvertement christique), le portrait d’un homme en crise et une épopée intime qui montre l’immense force qu’il faut déployer pour résister et avoir le courage de s’accrocher à la vertu. Un film de rupture ? Une remise en cause de son cinéma ? En revenant à une structure narrative plus solide, en remettant les pieds sur le sol meuble du passé (pour mieux éclairer le présent), Une vie cachée est un tournant.

QUÊTE DE SOI
Mais c’est aussi la suite des interrogations initiées dans Song to Song (dont le titre faisait référence au Cantique des cantiquesSong of Songs en anglais). Deux ans avant cette Vie cachée, Malick y tentait un retour au romanesque, se remettait à raconter une histoire et retrouvait de vrais personnages. Ses rockeurs n’étaient plus des présences spectrales comme dans ses films précédents, mais des personnages en recherche – « J’ignorais que j’avais une âme », disait ainsi Faye, le personnage de Rooney Mara. En suivant son voyage à la rencontre d’elle-même, en observant sa quête de soi (et de foi), Malick annonçait le chemin de Franz vers l’intériorité.

Song to Song racontait le passage de Faye d’une vie où l’on sautait d’une chanson à une autre à une vie où l’on fait l’expérience du chant intérieur. De la pure abstraction à l’incarnation, de la théorie aux affaires humaines. Évidemment, c’est le sujet central de cette Vie cachée, qui regarde la lutte de Franz entre la tentation d’abdiquer et sa soif de transcendance. Quand on sait que Malick vient de tourner une vie de Jésus (avec Matthias Schoenaerts et Mark Rylance), on se demande si Song to Song et Une vie cachée ne sont pas en réalité la préparation de ce film qu’on attend avec une foi nouvelle.


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