Juliette Binoche est la star de la comédie dramatique La vie d'une autre réalisée par Sylvie Testud en 2012. A l'occasion de sa diffusion ce soir à 20h45 sur Ciné+ Émotion, replongez dans son interview pour Première.
Dans La Vie d’une autre, Juliette Binoche incarne une quadra surbookée qui tente de sauver son couple. Réalisé par Sylvie Testud. D'après le roman éponyme de Frédérique Deghelt. Avec également Mathieu Kassovitz, Aure Atika et François Berléand au casting.PREMIÈRE : Au début de La Vie d’une autre, il y a cette drôle de séquence où votre personnage se réveille et découvre qu’elle a oublié les quinze ans qui viennent de s’écouler. En voyant cette scène, je me suis demandé comment la vraie Juliette Binoche aurait réagi ?JULIETTE BINOCHE : Ouh la la ! De la même façon. Enfin, non, je n’en sais rien, en fait... C’est bizarre comme question ! J’aurais été horrifiée, comme Marie !Bon, si vous préférez : quel bilan faites-vous de ces quinze dernières années ? Depuis Le Hussard sur le toit ?Ah ! Le bilan ? Ma fille, la danse avec Akram (Khan), des amitiés, ma coach Susan, un livre de poésies et d’encres, des films, des amours, l’Antarctique, le qi gong... Je ne pense pas avoir changé, même si chaque film me permet de me découvrir un peu plus. Mais il y a un tel gouffre entre les personnages que j’incarne et ce que je suis... Et, à la fois, c’est totalement moi ! L’être n’est pas à l’image. Jamais. Il est à l’intérieur. Entre ce qu’on vit intimement et ce que les gens voient à l’écran ou dans la vie, il y a un monde.Le cinéma et la vie seraient donc deux choses radicalement différentes ?(Rire.) J’espère que je ne vous apprends rien, là ! Le cinéma, la vie sont des reflets d’ailleurs. Le cinéma recrée la vie. Honnêtement, entre ce que je vis sur un plateau et le film que je visionne après, le plus intéressant, c’est le tournage ! Je suis souvent déçue par ce que je vois dans la salle parce que je n’y retrouve pas l’intensité que j’ai vécue. Les sensations, les traversées restent toujours plus fortes en mémoire, comme une empreinte indélébile en soi. Le résultat est toujours en deçà de ce que l’expérience vous apporte.Toujours ?D’accord... (Sourire.) Certains films m’ont plu instantanément, je n’ai pas eu à les juger : Rendez-vous, Trois Couleurs – Bleu, Les Amants du Pont-Neuf, Copie conforme ou Le Voyage du ballon rouge. Mais le regard que l’on porte sur soi n’est pas objectif, bien évidemment...Le fait de se dire que le film ne sera jamais à la hauteur de ce qu’on a vécu, ça doit être...... frustrant ? Mais c’est un métier de frustrations ! Pourtant, si on les accepte, c’est tout un monde qui s’ouvre devant soi, et on est moins malheureux.Qu’est-ce qui vous motive, alors ?Le désir de vertige et la passion. Je veux perdre pied. Ce que j’aime, c’est le moment où l’on disparaît à soi-même pour laisser une autre exister. Avant le tournage, on prépare, on répète, on creuse, on rencontre des gens, on imagine et on vit avec le personnage de manière latente, comme dans un possible. Puis vient le temps du plongeon. Et ce moment-là est véritablement grisant. Je suis au bord et, quand je plonge, je ne dois plus être dans la volonté mais dans un état "d’être". On est dans un oubli de soi. Oublier la caméra, oublier son texte, oublier de bien faire ! Tout se passe à un autre niveau : devenir vulnérable, baisser sa garde et savoir désapprendre, désobéir à soi et aux autres... On est trop bien élevés, trop convaincus du vrai, du faux, du bon, du mauvais ; nos idées, nos convictions nous empêchent d’être dans l’absolu, dans une nudité qui prend le risque de se faire voir.C’est presque mystique comme conception du jeu... Vous n’avez jamais peur d’être dépassée par un rôle ?Je veux être chamboulée par un rôle. Vous vous êtes déjà baigné sans être mouillé ? Le danger ne me fait pas peur si je le choisis. Ce que je trouve dangereux, c’est de rester au bord et de ne pas plonger.Est-ce cette implication qui vous amène à vouloir contrôler une partie du processus créatif des films dans lesquels vous jouez ? Comme de demander à Sylvie Testud de réécrire certains passages de La Vie d’une autre avant d’accepter le rôle ?Inciter à écrire, ce n’est pas contrôler. C’est une collaboration. On attend beaucoup de l’acteur, il doit donner une partie de son âme. Il en est de même pour le metteur en scène : j’attends de lui. L’orgueil n’a pas sa place. Il faut prendre à cœur sans le prendre personnellement. Si le réalisateur se méfie de cette collaboration, ça témoigne d’une limite. Mais ça n’a pas été le cas de Sylvie, elle s’est acharnée au travail.C’est, en revanche, ce qui s’était passé à la fin des Amants du Pont-Neuf, de Leos Carax...Leos est un artiste qui s’inspire de sa vie et qui, à l’époque, s’est inspiré de la nôtre. Mais sa force esthétique transpose tout, transforme un vécu en film. J’ai quitté Leos pendant un temps à cause d’une scène des Amants qu’il avait écrite et qui mettait en doute l’amour que j’avais pour lui. À l’époque, c’était une humiliation pour moi, j’étais jeune et impulsive. Je ne voulais pas jouer ce qu’il avait écrit, ça me paraissait insupportable.C’est-à-dire ?À la fin du film, il me faisait mourir dans la Seine, et on voyait l’homme sur le pont, disant, trente ans après : "Est-ce qu’elle m’a jamais aimé ?" J’ai trouvé ça dégueulasse à l’époque. C’était nier mon amour... Finalement, il a choisi l’autre fin – la plus heureuse – pour nous remercier, Denis (Lavant) et moi, de l’avoir accompagné jusqu’au bout.Comment expliquez-vous que des gens aussi différents que Carax ou Téchiné, par exemple, aient eu envie de vous faire tourner ?À 20 ans, je devais avoir une force dont je n’avais pas conscience et qui était comme un arbre mal taillé. J’imagine qu’André aimait cette énergie lancée. Mon personnage dans Rendez-vous, Nina, son désir d’être actrice, ce qui lui arrivait, c’était un saut dans le vide. Et j’en étais là aussi : je n’avais pas d’appart, je ne savais pas où aller, je vivais une première séparation... Il y avait tellement de similitudes entre elle et moi ! André a vu ça très vite et a eu envie de me filmer, de suivre ce halètement, ce désir de vie dans le froid et la pression qu’on ressent lorsqu’on est une jeune femme perdue dans la ville et qu’on a un rêve... Leos, c’était l’homme amoureux, ce cinéphile aux yeux profonds qui voulait poser sa caméra sur la femme aimée avec ce désir d’adolescence. J’étais aussi filmée amoureusement, mais autrement.Je me suis rendu compte qu’une partie de votre carrière se comprend dans ce qui n’a pas eu lieu, dans les projets que vous avez refusés...C’est une belle vision... Ce que j’ai omis ? Les rendez-vous manqués ? C’est vrai... Refuser des films pour faire place à autre chose. On devrait lister sa filmographie en mentionnant ce qu’on n’a pas fait.Vous avez des regrets ?Non... Non ! C’est comme les amoureux qu’on a eus et ceux qu’on a ratés ou pas voulus... Notre histoire est aussi faite de ceux qu’on n’a pas aimés, finalement. Personnellement, j’ai pour principe de ne pas regretter. Il faut déjà assumer les films qu’on a tournés, alors vous imaginez s’il fallait y ajouter ceux qu’on a refusés... Et puis, notre être est aussi la somme de nos difficultés, de nos échecs, de nos choix... Je ne peux pas dire que je regrette parce que je suis faite de tout ça.OK, mais dire non à Jurassic Park, de Spielberg, ce n’est pas anodin...Oui, mais si j’avais accepté, j’aurais dû renoncer à jouer dans Bleu, de Kieslowski. Et je ne pouvais pas.Il y a ce que vous avez refusé et ce qui s’est refusé à vous... Je pense à Lucie Aubrac : vous deviez jouer le rôle principal, mais Claude Berri vous a remplacée (par Carole Bouquet) au bout d’une semaine de tournage.Non, ça s’est passé trois mois après la première partie du tournage. Mais c’est une vieille histoire et Claude est mort. Laissons-le en paix. Il a expliqué à sa façon la raison de mon enlèvement, pauvre Sabine que j’étais...Sauf que, dans le mythe, tout finit bien...Alors que j’ai été un peu trucidée, effectivement. Mais ce n’est pas grave. (Rire.) Ce fut très douloureux parce que ça s’est passé de manière insidieuse. J’ai été trahie. Et, quelque part, c’est le sujet du film. Du coup, j’ai l’impression de l’avoir vécu. C’est là où c’est très fort : cet avorton de film m’a permis de ressentir intrinsèquement un état de guerre...... et l’idée que les films que vous n’avez pas faits sont parfois plus forts que ceux que vous avez faits.En plus, je sortais du Patient anglais, d’Anthony Minghella, et j’ai immédiatement enchaîné avec Lucie Aubrac. Le contraste était tel que ce fut d’autant plus douloureux. Je me souviens encore de la première scène du film de Claude Berri. J’étais en deuil...À ce point ?Oui ! Plus que ça, même. Parce que la proximité qu’on vit sur un tournage est décuplée du fait de l’intimité qu’on est amenés à partager. Et, sur Le Patient anglais, ce fut extraordinaire. C’est comme avec Édgar (Ramírez, son partenaire dans Un singe sur l’épaule de Marion Laine) : on dîne pour la première fois ensemble le dimanche soir et, le lundi matin, on tourne des essais filmés. On doit s’embrasser, se taper dessus et se battre comme des animaux. Sans transition. C’est extrêmement violent, ça fait appel à des muscles intérieurs qu’il faut savoir actionner...Interview Gaël GolhenLa vie d'une autre de Sylvie Testud est diffusé ce soir à 20h45 sur Ciné+ Émotion :
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