A travers ses fictions et ses documentaires, le cinéaste ukrainien s’est toujours préoccupé de la situation explosive dans son pays. Il a bien voulu répondre à nos questions.
En revoyant aujourd'hui, Donbass, projeté au Festival de Cannes en 2018, on est surpris par sa clairvoyance et le ton prémonitoire. Le cinéaste ukrainien Sergeï Loznitsa (Dans la brume, Une femme douce…) y prenait pour toile de fond la guerre dite hybride dans le Donbass, région située à l’est de l’Ukraine, entre la population et les séparatistes russes. Découpé en plusieurs histoires directement inspirées du réel, ce long-métrage démontrait la cruauté et l’absurdité de soldats aveuglés par la haine. Il s’inquiétait surtout d'un possible embrasement de cette région en plein au cœur de l’Europe. 2022, nous y sommes. Vladimir Poutine a décidé d’envahir l’Ukraine, de bombarder sans relâche le pays obligeant des millions d’hommes et de femmes à trouver refuge ailleurs. Le cinéaste Sergeï Loznitsa, 57 ans, qui tournait il y a encore quelques semaines son nouveau film en Lituanie, a lâché ses caméras. Il observe consterné cette marche inversée du monde. Alors que la 44e édition du Festival international du documentaire, Cinéma du Réel, s'ouvre ce vendredi au Centre Pompidou de Paris avec son dernier film, Mr. Landsbergis, étude sur les mouvements d'émancipation des Lituaniens pour s'extraire du joug soviétique après la chute du mur de Berlin, c'est par mail que le cinéaste a bien voulu répondre à nos questions.
Vos fictions comme vos documentaires explorent depuis plusieurs années les tensions qui existent entre la population ukrainienne et les séparatistes russes. Etes-vous surpris par la soudaineté de l’invasion russe en Ukraine ?
Sergeï Loznitsa : Pas le moins du monde ! Je savais que cette guerre allait éclater un jour ou l’autre. Ce serait une erreur de réduire ce conflit à une opposition entre les populations russes et ukrainiennes. Il s’agit d’une guerre de civilisation entre l’idéologie soviétique et les valeurs européennes, entre un état colonial et des anticolonialistes, entre la barbarie et l'humanité.
Avez-vous le sentiment de ne pas avoir été assez entendu ?
Ce n’est pas à moi de juger mon public. Le plus important est d’avoir pu dire ce que j’avais à dire et de continuer à le faire à travers des films, évidemment, mais aussi à via des entretiens comme celui-ci.
La violence de cette invasion a étonné certains observateurs…
… Il y a quelques jours l’armée russe a bombardé le mémorial juif de Babi Yar, c’est l’exemple même de la barbarie. Même s’il s’agit apparemment d’une erreur de trajectoire d’un missile qui visait plutôt la tour de la télévision, la dimension symbolique est très forte. Des civils ont été tué à l’endroit même où les nazis ont effectué un génocide durant la Seconde Guerre Mondiale. On peut dès lors affirmer que l’ensemble de l’Ukraine est devenu un gigantesque lieu de massacre.
Cannes 2018 : Donbass, de Sergei Loznitsa, est un film fou [critique]Dans chaque guerre, la place des images et leurs possibles manipulations, est cruciale. Comment le cinéaste que vous êtes observe-t-il la représentation de cette guerre ?
Pour l’heure, il m’est très difficile d’avoir une lecture en tant que cinéaste. Nous sommes face à un nombre incalculable de sources différentes. Je me dois d’être constamment à l’écoute, de rassembler le maximum d’éléments disparates, de les étudier afin de les décrypter, pour ensuite proposer une réflexion sur la façon dont les images ont réussi ou non à traduire la violence et la vérité de la situation. L’histoire est en marche…
Pourquoi vous êtes-vous retiré de l’European Film Academy ?
Depuis le début de cette guerre, je trouve leurs communiqués honteux et lâches. Je ne veux pas être associé à des organisations qui se disent simplement « très soucieuses » de ce qui se passe et qui ne font rien. Ils refusent d’appeler les choses par leur nom. Une guerre est une guerre. Ils ont finalement changé leur position et annoncé, par exemple, un boycott de tous les films et équipes russes dans les grands festivals internationaux… Je ne suis pas d’accord avec ça. Personne ne devrait être jugé sur son passeport mais sur ses positions, ses actes. Plusieurs cinéastes russes ont condamné cette guerre et décidé de quitter la Russie. Leurs voix méritent d’être entendues.
Votre long-métrage Une femme douce (2017) adapté d’un roman de Dostoïevski, proposait une vision très pessimiste du futur de la Russie. Comment voyez-vous l’avenir ?
Je le répète, cette guerre n’oppose pas seulement la Russie à l’Ukraine mais la Russie au monde civilisé et principalement à l’Europe entière. L’avenir de l’Europe est donc entre les mains des européens. S’ils restent passifs et laissent l’Ukraine se battre seule, l’escalade des agressions va se poursuivre et d’autres pays européens seront attaqués. Si, au contraire, l’Europe se montre solidaire et pas seulement en imposant des sanctions ou en organisant des missions humanitaires mais en apportant une aide militaire forte pour affronter notre ennemi commun, alors nous auront une chance de faire plier la Russie.
A lire : Sergeï Loznitsa, un cinéma à l’épreuve du monde (Presse Universitaires du Septentrion)
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