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Le film aux 7,4 millions d'entrées, qui a valu à Louane le César du meilleur espoir féminin, revient ce soir sur France 2.

Rat de la Cinémathèque et des salles du Quartier Latin, amoureux du Septième Art sous toutes ses formes, Viguen Shirvanian (alias @ViggySimmons) est omniprésent sur les réseaux sociaux qu’il anime de ses commentaires acérés sur les films. Il a une autre particularité : il est sourd de naissance. A la sortie du film La Famille Bélier, fin 2014, il avait accepté de répondre à nos questions, plus spécifiquement sur le traitement de la surdité par Éric Lartigau dans cette comédie populaire réussie.

Critique de La Famille Bélier

Qu’avez-vous pensé de La Famille BélierLe film a suscité une vive controverse dans la branche radicale de la communauté sourde parce qu'Eric Lartigau a choisi des stars entendantes (François Damiens et Karin Viard) plutôt que de faire appel à des comédiens sourds. Si je ne suis guère convaincu par cet argument, alors qu'il ne s'agit que de pure fiction et que c'est justement le propre du métier d’acteur que de camper un personnage, je comprends toutefois la frustration des comédiens en question qui aspirent peut-être à plus de reconnaissance. Il est certain qu'avec eux, le film aurait gagné en crédibilité au niveau de l'interprétation en LSF - Langue des Signes Française - mais La Famille Bélier n'est pas un documentaire. Eric Lartigau a préféré l'humour et l'émotion au pur réalisme, et voulait travailler avec des acteurs qu'il connaissait bien, c'est tout à fait légitime. Ça reste avant tout l'histoire d'une jeune fille entendante de parents sourds qui se découvre une passion pour le chant. Il ne faut pas tout ramener à notre communauté. Notons tout de même que deux comédiens sourds jouent des petits rôles, dont celui qui campe le frère de Louane Emera et un autre - un cameo - qui est un sourd oraliste. À ce sujet, je me permets une petite remarque sur la critique de Première : l'utilisation de l'expression "sourd-muet" est à proscrire absolument. Les sourds se définissent avant tout comme tels, et font le choix de s'exprimer oralement –c’est mon cas- ou en langue des signes. Ils sont tout à fait capables de parler et d'émettre des sons.

Comment jugez-vous objectivement les performances de François Damiens et de Karin Viard ? Ils réussissent selon moi à rendre leurs personnages attachants et généreux, ce qui est crucial pour la réussite d'un feel-good movie. Par contre, leur niveau en LSF n'est pas exactement au point, surtout pour Karin Viard, dont les signes trop rapides et trop saccadés sont assez incompréhensibles pour les sourds signants qui ont même dû lire les sous-titres. Louane Emera s'en sort beaucoup mieux. D'après les coachs formateurs en LSF qui se sont occupés d'eux sur le tournage, ils manquaient clairement de temps pour se perfectionner. Ce n'est pas une langue qu'on apprend en quelques jours. Mais malgré toutes ces maladresses, qui ne témoignent pas d'un manque de respect comme j'ai pu le lire, il faut encourager la démarche de vouloir s'intéresser à la communauté sourde dans le cadre d'une comédie populaire qui vise le grand public. Pendant les scènes en famille, Louane Emera parle en même temps qu'elle signe, ce qui permet au spectateur entendant de s'identifier à elle. Dans les scènes où les parents sourds communiquent seuls entre eux, il n'y a aucun son, juste la langue des signes, et nous n'avons pas d'autre choix que de lire les sous-titres. Si le succès de La famille Bélier peut donner envie à certains d'apprendre la LSF, tant mieux. 

Qu'est-ce qui est le plus dur à faire passer à l'image ? Tous les entendants ont du mal à imaginer ce que peut ressentir un sourd. Bien sûr, le procédé le plus évident reste de couper le son pour accentuer la frustration de ne pas entendre, mais ça me semble un peu facile. D'autant plus que chaque sourd vit sa surdité à sa manière, la considérant ou non comme un handicap. Certains d’entre eux refusent de porter des prothèses auditives et s'épanouissent dans le monde du silence. D'autres en ont besoin pour s'intégrer socialement et parviennent à apprécier l'univers sonore, même s'ils ne le perçoivent pas avec autant de précision que les entendants. Je reste convaincu qu'il existe des manières plus originales et plus stimulantes de retranscrire les émotions d'un sourd. Mais encore une fois, ce n'est pas le thème principal du film. Ce qui semble intéresser Lartigau, c'est l'émancipation familiale à travers le chant, et comment le personnage de Louane Emera va réussir à transmettre sa passion du chant à sa famille. 

Où situez-vous La Famille Bélier par rapport à Marie Heurtin et The Tribe, deux autres films avec des personnages sourds ? Ce qui m'a frappé, c'est à quel point ces trois films n'ont vraiment rien à voir entre eux au niveau du style et du traitement de leur sujet. Marie Heurtin est un joli film sur l'apprentissage de la langue des signes tactile qui permet aux sourds-aveugles de pouvoir communiquer dans le pays du silence et de l'obscurité. Isabelle Carré et Ariana Rivoire sont excellentes, mais je trouve que ce film manque d'audace et de surprise. S’agissant du surestimé The Tribe, c’est un film qui aurait très bien pu avoir le même propos sur la crise ukrainienne (gangrenée par la délinquance et la prostitution) dans un monde entendant. Le choix d'utiliser la langue des signes (non sous-titrée, d'ailleurs, comme si ce n'était pas vraiment une langue en soi, ce que je trouve méprisant) s'apparente à de la poudre aux yeux pour épater le spectateur avec le fameux langage des corps dans un hommage grotesque au cinéma muet. Finalement, c'est bien la comédie populaire, La Famille Bélier, qui me semble le plus intéressant sur le rapport à la communauté sourde, alors que paradoxalement, c'est le film où la LSF est la plus inexacte, vous voyez toute l'ironie de la situation... Une scène, par exemple, que je trouve importante dans le film, c'est celle où le personnage de la mère avoue regretter que sa fille ne soit pas sourde comme elle. Ca pourrait paraître égoïste de sa part, mais c'est un tabou qui est traité sans jugement moral, avec une vraie tendresse. J'ai trouvé ça très juste.

Eric Lartigau : "Avec La Famille Bélier, j'ai su que j'avais réalisé un bon film"

La sortie conjuguée de ces trois films amorcent-ils une vague de la représentation des handicapés au cinéma ? Y voyez-vous un « effet Intouchables » ? Il est trop tôt pour savoir s'il s'agit d'une vraie évolution ou d'un effet de mode. Selon moi, ce n'est qu'une coïncidence. Après, peut-être que le succès d'Intouchables a motivé les producteurs à être moins frileux sur les films qui traitent du handicap. Personnellement, je pense qu'il reste encore beaucoup de choses à raconter sur la communauté sourde. On a tendance à oublier les différences entre les sourds signants et les sourds qui s'expriment oralement, ainsi que leurs divergences sur l'intégration sociale et le choix dans le mode de communication. Dans l'inconscient collectif, un sourd est quelqu'un qui ne peut s'exprimer qu'en langue des signes, ce qui est une fausse idée préconçue... La représentation à l'écran du sourd oraliste est quasiment absente. Peut-être que les gens se disent qu'on pourrait parfois le confondre avec une personne qui entend alors que ce n'est pas vraiment le cas. La langue de signes est le repère visuel le plus évident qui soit afin de comprendre qu'un personnage est sourd. Ca permet d'éviter toute ambiguïté car la surdité est un handicap invisible.

Propos recueillis par Christophe Narbonne (@chris_narbonne)

Pour rappel, l'histoire du film : Dans la famille Bélier, tout le monde est sourd sauf Paula, 16 ans. Elle est une interprète indispensable à ses parents au quotidien, notamment pour l’exploitation de la ferme familiale. Un jour, poussée par son professeur de musique qui lui a découvert un don pour le chant, elle décide de préparer le concours de Radio France. Un choix de vie qui signifierait pour elle l’éloignement de sa famille et un passage inévitable à l’âge adulte.

Making-of :