Toutes les critiques de Varsovie 83, une affaire d'état

Les critiques de Première

  1. Première
    par Thomas Baurez

    Intérieur, contre-jour. Varsovie, 1983. Une chambre d’ado sur laquelle respire de partout un désir farouche d’émancipation rock’n’roll. Rien que de plus banal. Le plan encadre deux jeunes garçons presque immobiles, pris dans un moment de parfaite communion. Puis la caméra se déplace dans l’exiguïté d’un petit appartement où les portes ouvertes abolissent les frontières entre une intimité sacrée et une vie de famille ouverte aux quatre vents : on devine ici des tracts, reliquats de réunions secrètes, une faune intello et subversive s’active et refait le monde. Barbara (Sandra Korzeniak), mère d’un des deux ados, milite ardemment pour une liberté confisquée. A l’extérieur, la République populaire de Pologne du général Jaruzelski, offre un horizon figé. Le pays est sommé de se tenir sage. Les premiers feux de Solidarność, mouvement prônant l’indépendance des syndicats ouvriers jusqu’ici matés par le régime communiste, crispe les autorités. Nos deux ados, détachés de ce réel, ont depuis quitté le petit meublé pour goûter l’air d’une ville qui pourrait bien exulter avec eux. Sauf que deux flics profitent d’un brutal contrôle d’identité pour ramener ces deux électrons trop libres, vers un tout autre intérieur : un commissariat où l’un deux va se faire tabasser à mort par une poignée de policiers déchaînés. Ainsi débute, le film et avec lui ce que la presse de l’époque a appelé « l’affaire Przemyk » dans laquelle un meurtre d’état fut maquillé en « simple » accident dû en partie à la négligence de deux infirmiers. Dès les premières séquences, la mise en scène use d’une fluidité remarquable pour décrire un espace qui n’a pourtant que son cloisonnement à offrir. Cette apparente dualité n’entend pas exprimer frontalement une contradiction mais à créer du malaise, un inconfort, comme si des réalités différentes cherchaient à tout prix à imposer une synchronisation. Cette sombre histoire ne parle évidemment que de ça. Dans le dossier de presse qui accompagne la sortie de son film, le cinéaste Jan P. Matuszynski (The Last Family) explique: « L'unique raison pour laquelle l'affaire a ressurgi est la présence d'un témoin oculaire. » Et si un regard peut démentir une version officielle soudain extirpée de son angle mort, les récits ne peuvent plus s’accorder. Le film va dès lors battre au rythme de ce « témoin oculaire », Jurek (Tomasz Zietek). L’espace, les êtres et les figures qui l’entourent vont bientôt lui renvoyer autre chose que ce qu’ils sont censés montrer. L’insidieuse paranoïa se met en place lentement. Pour Jurek, la seule image tangible, celle qui ne peut être remise en cause, c’est bien-sûr la mort de son copain dans le commissariat. Reste à savoir comment faire « parler » cette séquence devenue invisible et dont lui seul est le dépositaire. Peut-elle s’incarner si lui-même n’arrive plus très bien à reconnaître les visages des agresseurs une fois sortis de cet impossible contexte ? La pression exercée par les forces du régime appelle forcément à un effacement progressif. Elle s’incarne partout. C’est l’ami de la famille qui l’air de rien balance un avertissement entre le café et le dessert ; c’est la mère de la victime, acculée de partout, qui soudain renonce ; c’est un pauvre bougre obligé de rejouer une situation qui n’a jamais eue lieu… Comment rester droit quand la réalité est de travers ? Jurek devient le symbole d’une confiscation. Il ne lui reste plus qu’à marteler une seule et même phrase en boucle face à ses juges pour se réapproprier un peu les choses et faire entendre sa vérité. Varsovie 83 est un formidable récit d’enfermement, un thriller d’espionnage qui cherche moins à épater la galerie à grand renfort de figures imposées qu’à montrer les rouages d'une mécanique souterraine qui prend peu à peu possession de votre rapport au monde. Un choc.