Inside n°9
BBC

Pour Halloween, la chaîne met en ligne les saisons 5 et 6, inédites en France.

Essayiste et romancier, Tristan Garcia est aussi fort en philosophie qu’en séries, en métaphysique qu’en pop culture. Il a écrit, entre autres, La Meilleure Part des hommes ; Faber. Le Destructeur ; Six Feet Under. Nos vies sans destin ; La Vie intense. Une obsession moderne ; Nous... Durant l'été 2018, pour préparer notre Première hors-série n°6, consacré aux "100 meilleures séries que vous n'avez pas vues", il avait accepté de présenter un petite pépite venue d'outre-Manche, Inside n°9. Après avoir proposé les quatre premières saisons en octobre 2020, Arte.TV remet ça pour Halloween en programmant, à partir du 29 octobre à minuit, les saisons 5 et 6, inédites en France.

 

Évadés du légendaire Club des Gentlemen, Reece Shearsmith et Steve Pemberton sont sans doute les deux plus grands fous furieux actuellement en activité sur la BBC. Leur série Inside n°9 est en tout cas l’anthologie la plus virtuose de l’époque. Encore plus fort que Black Mirror?
PAR TRISTAN GARCIA

Deux pieds nickelés s’introduisent en silence dans une demeure de nouveau riche, au n° 9. On n’entendra pas un mot – jusqu’à la fin de l’épisode. Ils tentent de voler une toile d’art moderne ridicule, mais une série de perturbations (qui incluent un chien, un travesti et un représentant muet en produits d’entretien) les en empêche. Lors de l’épisode suivant, les deux mêmes acteurs, Shearsmith et Pemberton, qui sont aussi les créateurs de la série, jouent deux invités à un mariage, dans une belle demeure aristocratique, toujours au n° 9, d’une autre rue. Tout le monde parle, les rumeurs vont bon train et une dizaine de personnages se retrouvent enfermés dans un placard, pour jouer au « jeu de la sardine ». Le huis clos est maximal : là, à l’étroit, coincés avec le malheureux Farty John, qui a toujours senti mauvais et qui refuse de se laver (on comprendra pourquoi...), tout le monde bavarde et on peine presque à suivre les répliques drôles et cruelles...

Virtuoses de l’écriture

En deux épisodes acrobatiques, Shearsmith et Pemberton ont posé les bornes de leur monde de café-théâtre : du pur comique de mouvement sans une parole, du pur comique verbal sans un mouvement... De numéro 9 en numéro 9, dans des lieux de plus en plus incongrus, ils reprendront l’une ou l’autre de ces recettes (La Couchette rejoue Sardines dans un compartiment de wagon-lit). Petits chimistes fous, ils chercheront aussi à hybrider leurs formules comiques, comme dans la performance de Zanzibar, chassé-croisé de screwball comedy dans un étroit couloir d’hôtel. Issus de la géniale troupe du lub des Gentlemen, Shearsmith et Pemberton partagent avec Charlie Brooker (Black Mirror) un goût pour la virtuosité d’écriture, la conception de symphonies scénaristiques dans l’espace confiné d’une cabine téléphonique. Contrairement à lui, ils ne cherchent pas à saisir leur époque, et leurs constructions mentales ne s’accompagnent presque jamais d’un message politique ou moral. Nostalgiques d’un autre âge de la comédie (c’est particulièrement sensible dans l’épisode Bernie Clifton’s Dressing Room, qui met en scène deux clowns ringards qui se retrouvent une dernière fois), les deux auteurs recherchent une sorte de formule ultra condensée d’un comique ancien, qui vient du café-théâtre : The Riddle of the Sphinx demande au spectateur non anglophone un degré de concentration inouï afin de saisir les nuances de chaque réplique ; il marque un point limite de leur recherche de la densité, de l’intensité, de la vitesse et de l’acrobatie intellectuelle et verbale. Les incessants retournements de situation laissent pantois et menacent d’abandonner le spectateur, épuisé mais heureux, sur le bas-côté. Dans Once Removed, incroyable construction narrative à rebours qui rappelle l’épisode de Seinfeld monté à l’envers, ils accomplissent leur rêve d’une double lecture permanente, qui est la clef de leur art. Chez eux, on rit toujours deux fois : la première parce qu’on ne comprend rien et que la situation est absurde ; la seconde parce qu’on comprend enfin la raison de l’absurdité apparente, et qu’on est ravis par l’explication.

Changements d’ambiance

Pourtant, et c’est ce qui fait à la fois le charme de la série et ses limites, Shearsmith et Pemberton ne cherchent pas qu’à parfaire ce qu’ils font si bien. Deux ou trois fois par saison, ils voudraient tenter tout autre chose. Sidéré, le spectateur découvre alors des épisodes soit terrifiants, soit émouvants, qui ne visent plus à faire rire mais, en jouant sur l’attente qui est désormais celle du spectateur (qui croit qu’il va bien s’amuser), le glace ou lui font monter les larmes aux yeux. À quelques occasions, sans retrouver le brio absolu de leur burlesque ultra calculé, Shearsmith et Pemberton parviennent à nous faire cauchemarder ou à nous serrer la gorge : The Harrowing est l’une des histoires les plus sordides qu’on connaisse (une sorte de Conte de la Crypte déviant, qui se présenterait comme une sitcom adolescente) ; The 12 Days of Christine est une succession de vignettes traversée par une fausse angoisse, qui débouche sur une véritable tristesse, et qui pourrait prétendre au titre de San Junipero de Inside n°9. Mais il faut aussi compter avec les nombreux ratages de la série : le mauvais procès en sorcellerie (The Trial of Elizabeth Gadge), la satire horrifique de la télé réalité (Séance Time) ou de l’art contemporain (Private View)... Après ces épisodes maussades, on leur en veut un moment, puis on apprend à les aimer d’autant plus. Quand on les voit perdre leur équilibre, on prend conscience de la valeur de leurs performances réussies, comme des acrobates dont on mesure mieux l’incroyable agilité après les avoir vu chuter. 

Les épisodes de Black Mirror du pire au meilleur