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Rencontre avec Tahar Rahim, héros charismatique des Anarchistes.

Dans Les Anarchistes, beau thriller fragile et poétique de Elie Wajeman, Tahar Rahim joue Jean Albertini, un flic infiltré qui va plonger dans la tourmente anarchistes et tomber amoureuse d’Adèle Exarchopoulos – on le comprend. Comme d’habitude, Tahar est impérial. D’une beauté solaire avec son regard de feu et son visage mélancolique ; d’une intensité folle avec cette puissance physique et ce charisme popu qui font penser à Reggiani ou au Gabin 39. Après une année en creux (Le Père Noel, comédie invisible et The Cut, drame pas vu) c’est bien son retour explosif avec un rôle complexe, torturé, et moderne. Là, il devrait gagner définitivement ses galons d’acteur capable de tout jouer – la bombe mutique et le récitant classique (écoutez la qualité des dialogues). King Tahar est de retour ! Il nous avait manqué.

Parlons fringues d’abord.
Cool !

On a toujours l’impression que tu t’empares de tes personnages d’abord par le look, les vêtements.
Tu vises juste. C’est un élément constitutif pour moi… On entend parfois parler de « deuxième peau » et c’est un peu ça. Le costume, les accessoires me permettent d’accéder à une vérité du personnage. Les vêtements racontent des choses. On découvre quelqu’un dans la rue par ses habits, sa démarche, la manière dont il porte un chapeau ou un parapluie. Le costume raconte des gouts, de la négligence ou l’envie d’appartenir à un autre monde, à un univers.

Et sur Les Anarchistes ?
La costumière, Anaïs Romand, était forte, mais là c’était particulier. Ce qui était important c’était la manière de le porter (avec un gilet ? Sans ? Ouvert ? Fermé ?) et surtout la patine. Dans les films d’époque on voit souvent les costumes. Je veux dire ils attirent l’attention. C’est normal, mais tu dois l’oublier en chemin. Du coup, j’ai beaucoup parlé de l’usure, du tissu, de la manière dont on pouvait le faire vivre… Elles sont bien tes questions techniques.

C’est pas que technique : j’ai l’impression que la manière dont tu portes ces costumes dit des choses sur la modernité du film…
Le film a une pensée moderne, c’est vrai. C'est le portrait de jeunes qui se posent des questions encore d’actualité, et qui les expriment à travers les idées anarchistes. Il fallait que les costumes aussi témoignent de ça.

Ceci dit, c’est un truc récurrent chez toi : pour Gibraltar un ami m’avait dit que tu portais le pantalon comme Gabin
(il sourit) Ca y est ! C’est bon je peux arrêter ma carrière… Gabin, c'est mon Dieu !

Attends je parle que du pantalon là !
Mais si je pouvais déjà porter mon fute comme lui… C’est vrai que le costume est essentiel. Gibraltar tu vois, la question était simple. Le jean c’était pas bon, trop contemporain, pas assez dans l’époque. J’avais alors choisi un velours côtelé parce que ça faisait prof, et donc un peu décalé au milieu des flics.

L’autre force des Anarchistes, c’est la qualité des dialogues. Très écrits, très littéraires…
C’est vrai. C’était d’ailleurs très étrange. Mais c’était un plaisir parce que je ne l’avais jamais vraiment fait sauf une fois dans une langue étrangère – pour Or Noir. J’aime la langue française. J’aime la langue française soutenue et surtout dans une autre époque. Là, ce qui était fort dans ces dialogues là, c’était de trouver un point d’équilibre entre vérité d’époque et modernité. Il n’y a aucun anachronisme. Il fallait à tout prix éviter ça. Tous les mots qu’on dit existaient à cette époque là. Il y a certains mots qu’on n’a pas voulu faire exister parce qu’on pensait qu’ils feraient trop modernes même… Tout a été pensé. Et il fallait que les mots ne soient pas trop mâchés. A quel moment on enlève une négation ? Comment on prononce ? Je dis souvent que les gens du XIXème ne parlaient pas tous comme des bouquins.

Le film a une forme de théâtralité (des décors réduits, un langage codé, très écrit) qui peut parfois oppresser les acteurs ; surtout ceux de ta génération. Tu t’es senti contraint ?
J’aime la contrainte. Je trouve que la contrainte est libératrice dans le jeu, dans la comédie parce qu’elle ouvre des portes qu’on ne peut pas franchir sans. Rester sur ce langage était important.

C’est frappant de te voir toi et Adèle, qui êtes deux comédiens très physiques ayant apporté dans le cinéma français une énergie nouvelle, très moderne et instinctive (elle chez Kechiche et toi chez Audiard), vous glisser dans un univers aussi contraint, avec une langue qui pourrait être un obstacle
C’est marrant ce que tu dis ; et c’est vrai. On n’est pas au théâtre, mais j’ai senti que la démarche n’était pas si éloignée que ça… Je m’explique. Pour certains films, tu dois amener les mots à toi. Parfois c’est le contraire, tu dois aller vers les mots. Dans ce film, je me suis rendu compte des lacunes que je pouvais avoir. Je n’ai pas eu de formation classique et parfois j’avais du mal. Par exemple, je manquais de souffle, je n’arrivais pas à finir une phrase entière. Une certaine technique me faisait défaut et je m’en suis rendu compte vraiment sur ce film. Mais j’aime les mots. Vraiment. Un mot ça se choisit, ça se pèse, il résonne différemment quand il est bien dit.

Le monologue du début…
T’as vu comme c’est beau ! Et je pense que c’est aussi dû à l’époque. On parle d’une époque où le cinéma n’était pas encore là, où le maître dans l’expression restait la littérature. C’était par là que les gens s’évadaient (le théâtre, le roman). C’est pas mieux, ou moins bien.

C’est ça qui t’a séduit ?
Oui, ça. Le film aussi – j’avais jamais vu un film d’infiltration à la française. Et j’aimais la modernité qu’on trouvait dans ces portraits, ces gens qui ont vécu il y a 100 ans mais qui traversent les mêmes joies, les mêmes peines, les mêmes espérances que ceux d’aujourd’hui. Le personnage de Jean Albertini me plaisait beaucoup aussi : cet homme se découvre au contact de ceux qu'il doit considérer comme ses ennemis alors qu’il voit aussi à quel point il leur ressemble. Au départ, il accepte cette mission pour l'argent. Il est dans la misère et il pense sa vie de façon mathématique : « J'ai la chance de démarrer une nouvelle vie, je vais saisir cette opportunité ». Ce n'est pas forcément juste, ni très loyal, mais c'est moderne.

Tu dis « pas très loyal ». C’est amusant…  Autour de moi les gens le voient comme un traître, mais ça me paraît plus compliqué. Au fond, il est fidèle. A l’état. A sa fonction. Celui qu’il trahi, finalement, c’est lui.
C’est comme ça que je l’ai vu ! C’est son job oui. Et il prend des risques. Par amour… c’est sans doute ça la tragédie, être embourbé dans une situation dont on ne peut pas se sortir. 

Tu te sens proche de ce personnage ?
Non, l’infiltration c’est pas mon truc. Je serais incapable de mentir, de dissimuler. J’ai du mal à tricher, à ne pas dire ce que je pense… Mais Albertini me plaisait. Parce que c’était un rôle complexe : il est face à des gens qu'on lui demande de pointer du doigt, mais ces gens sont en grande partie comme lui. Et il finit par tomber amoureux. J'aime ce type de situation qui fait bouger les pensées.

Les Anarchistes sort en salle mercredi 11 novembre