Rencontre avec le réalisateur de l'un des films les plus marquants du festival de Cannes 2014.
Leviathan est né d’un fait divers américain... Oui. J’avais lu quelque part qu’aux États-Unis un homme qui avait été exproprié s’était mis au volant d’un tank, avait démoli des bâtiments publics, puis s’était suicidé. Cette histoire m’avait fasciné. Le fait que, dans un pays démocratique, personne ne l’écoute et qu’il soit poussé à une telle extrémité me paraissait très fort. Je me suis d’abord dit que j’allais tourner en Amérique mais le projet a évolué et j’ai décidé de rester en Russie.
Est-ce de là que vient cette narration dense qui évoque l’ampleur des grands romans russes ? J’ai en effet beaucoup pensé aux livres polyphoniques, surtout à ceux de Dostoïevski. On suit un personnage, puis brutalement on passe à un autre sujet pour revenir bien plus tard sur le protagoniste initial. J’ai aussi créé de nombreux rôles secondaires, comme le policier ou le voisin, qui peuplent le village et donnent ainsi de l’ampleur au récit. Ca a l’air compliqué sur le papier, mais l’histoire est finalement réduite à une unité de lieu et à quatre ou cinq rôles très définis – le triangle amoureux, le maire et le fils, qui apparaît de temps en temps.
Alors à quoi servent ces fausses pistes narratives ? À créer cette sensation de polyphonie justement. Contrairement à Elena (2012), mon précédent film, où chaque pas du personnage était montré, où rien n’était épargné au spectateur afin de susciter un sentiment d’étouffement, ici, j’ai volontairement aménagé des ellipses dans le récit. Certains passages ont par exemple été tournés puis finalement supprimés au montage. Je voulais avoir un panorama extrêmement vaste, un sentiment d’épopée.
Afin de mieux porter votre critique sociale ? On a l'impression que Leviathan dissèque les quatre piliers de la Russie moderne : fausse démocratie, religion, corruption et alcoolisme. Vous oubliez les routes, très mauvaises dans mon film... (Sourire.) Cependant, je ne pense pas être aussi dur que ça. L’alcoolisme n’est pas un problème propre à la Russie. Mes personnages boivent beaucoup de vodka mais je ne porte jamais de jugement critique sur ce comportement. Pareil pour la démocratie, je n’attaque pas le système mais les agissements de certains.
Êtes-vous antireligieux ? Je vise moins la religion que les pharisiens. Ceux qui utilisent le culte à des fins iniques, ceux qui ont plus foi dans le rituel que dans la réalité spirituelle. Et puis le Job de la Bible et le Nicolaï de mon film ont en commun de finalement s’adresser tous les deux à Dieu.
Sauf qu’ici, Dieu paraît sourd aux suppliques de Nicolaï... Reprenez la Bible : il y est dit que Dieu a rendu à Job tout ce qui lui avait été pris. Mais que signifie « tout rendre » dans les textes sacrés ? Des biens, des animaux ont été perdus ou sont morts. Une personne n’est rien sans ce qui l’entourait, ce qui faisait sa vie. Je ne suis pas sûr que le livre de Job se termine « bien ». En tout cas, ici, il s’agit d’un point de départ, d’un thème à partir duquel nous avons fabriqué notre propre histoire.
Comment interpréter ces plans exaltant la nature qui rythment le film ? Ils symbolisent l’immensité et la beauté de la création divine. Dans ces paysages, on peut sentir la force d’une puissance céleste. Et puis ces plans disent qu’un homme, aussi misérable soit-il, est né là, au cœur de cette beauté, et que c’est là qu’il va vivre.
Interview Gaël Golhen
Leviathan d'Andreï Zviaguintsev avec Alexei Serebriakov, Elena Lyadova, Vladimir Vdovichenkov sort aujourd'hui dans les salles.
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