Quatrième long métrage d'Andreï Zviaguintsev, Leviathan est la claque formelle du Festival de Cannes 2014. Il aura donc fallu attendre l’avant-dernier jour pour se prendre, enfin, une vraie déflagration cannoise. Leviathan, nouvelle claque formelle du russe Andreï Zviaguintsev est un film monstrueux dans tous les sens du terme. Une œuvre opaque, hyper ambitieuse et bouleversante, qui semble incarner à tous les plans la définition du film russe. Un film branché sur de l'universel et sur les meilleurs passages de la Bible, qui invente des icones d'images stupéfiantes. Remettons un peu d’ordre : quatrième film de l’abonné cannois Zviaguintsev (après Le Retour, Elena…), Leviathan ressemble à un film noir qui partirait dans tous les sens, emprunterait des fausses pistes pour mieux composer son tissu narratif d’une prétention colossale (le titre fait autant référence à la Bible qu’à Hobbes pour son analyse du corps social). Ce monstre plastique se déploie à partir de quatre pôles. Il y a d’abord Dimitri, mystérieux avocat venu en Sibérie pour aider son vieux pote de l’armée Kolia parti en guerre contre un maire corrompu qui cherche à l’exproprier. Kolia est marié avec Lilya. Quand le maire, archétype du pouvoir corrompu de la russie contemporaine (violence, fric, alcool…) décide de s’occuper des rebelles et qu’un pique-nique tourne mal, la vie de Kolia part en vrille. Le film suit donc le parcours de ces personnages pour composer une parabole biblique et une étude de mœurs. Mais Leviathan est aussi une comédie très dark qui brocarde les quatre piliers de la Russie moderne : le semblant de démocratie, la corruption, la religion et la vodka. L’infusion politique où s’entremêlent un rapport maladif à l’Etat, le pharisianisme orthodoxe et une violence symbolique ancestrale est dénoncée dans une mise en scène d’un tarkovskisme dément (les plans lunaires et cosmogoniques) où il ne faudrait surtout pas voir de la pesanteur, mais une grâce qui gagne progressivement en intensité, en noirceur et en complexité. Comme un monstre de cinéma.
Pour s’opposer à un maire corrompu qui cherche à s’emparer de sa maison, un propriétaire se défend grâce à un copain, avocat moscovite, qui va briser son couple. On peut vanter les qualités esthétiques
et la solidité formelle du cinéma slave, mais on se braque toujours un peu devant la poésie elliptique d’œuvres parfois nébuleuses, y compris lorsqu’elles sont traversées d’éclairs divins. Le nouveau Zviaguintsev pourrait être un nouvel avatar de ce cinéma made in Russie. Tendant à l’universel, librement inspiré de la Bible et hanté par les génies du passé – Eisenstein et Tarkovski –, "Leviathan" ressemble à un film noir qui, afin de mieux dénoncer l’injustice et la corruption, partirait dans tous les sens, emprunterait de fausses pistes pour tisser sa trame narrative polyphonique à l’ambition flamboyante. Toutefois, ici, on rigole. Le cinéaste a en effet su injecter une dose d’humour noir dans son infusion politico-métaphysique et a choisi une structure qui procède par petites touches impressionnistes. Ça n’a l’air de rien, mais entre deux plans cosmogoniques où la nature sauvage (carcasses de baleines ou forêts denses) est le témoin du destin des personnages – des Russes qui tirent à la carabine sur les portraits de leaders historiques ou se foutent des torgnoles dans des scènes de dîners improbables –, Zviaguintsev parvient à faire descendre sa mise en scène altière sur la scène d’un formidable petit théâtre de l’absurde et de la cruauté. Comédie sombre, film noir chaotique et distendu, "Leviathan" s’attaque aux quatre piliers de la Russie moderne (l’illusion de la démocratie, la corruption, la religion et l’alcoolisme) et organise le choc contrôlé entre ligne claire (ses plans terrassants) et flou artistique (l’histoire) transformant la fable contemporaine en mythe funeste et rigolard.