-
On n’aurait pas reçu ce film de la même façon si on l’avait découvert à la fin des années 90. A l’époque, ce genre de thrillers glacés, violents, ces portraits de serial-killers mabouls et de ceux (un peu dérangés aussi) qui les pistent, pullulaient sur les (grands) écrans. C’était l’apogée des dérivés en pagaille du Silence des Agneaux ou de Seven. Aujourd’hui, le thriller américain a muté et se raconte principalement en mini-série, se consomme majoritairement en streaming. Le doublé Prisoners /Sicario de Denis Villeneuve est déjà un lointain souvenir, David Fincher bosse désormais à plein temps pour Netflix… S’asseoir dans une salle obscure pour voir un film comme Misanthrope, en 2023, est donc un plaisir rare, précieux. Plaisir décuplé par la jubilation manifeste du type derrière la caméra, Damian Szifron, lui-même de retour aux affaires après une longue absence (le film à sketchs Les Nouveaux Sauvages, qui l’avait mis sur la carte, remonte à 2014).
Ça commence très fort. L’Argentin ouvre son film sur une note tapageuse et surexcitante. Un soir de Saint-Sylvestre, alors que les nantis de Baltimore sabrent le champagne sur les rooftops de la ville, un sniper invisible commence à tirer sur des gens au hasard. Szifron impose d’emblée un passionnant suspense « géométrique », jouant sur les perspectives, les lignes de fuite, les rotations dans l’axe, l’architecture urbaine, la sensation de vertige. En une poignée de minutes sans dialogue, seulement rythmées par les bruits de la fête, l’impact des balles et les cris de panique des quidams, un univers entier est quadrillé. La solitude urbaine, les différentes strates sociales, une détresse existentielle diffuse… Tout est formulé par une mise en scène à la fois démiurgique et ludique, qui entend, dans sa fluidité graphique, ordonnancer le chaos du monde. Le titre français du film, un chouïa plus sophistiqué et moins programmatique que l’original (To Catch A Killer), introduit d’emblée un soupçon de réflexion sociétale, l’amorce d’un discours sur l’Amérique des tueurs de masse, tout en affirmant qu’on est face à un vrai film d’auteur, le nouvel opus d’un moraliste qui scrute la sauvagerie bouillonnant sous la surface policée de la civilisation.
L’enquête pour attraper le « mass murderer », constellée de séquences sous tension, formellement brillantes, sera aussi le portrait croisé de deux flics : Shailene Woodley, en policière novice, et Ben Mendelsohn, super agent du FBI tiré à quatre épingles. Le vieux grigou et la « rookie » sont des archétypes rebattus, mais Szifron subvertit les clichés grâce à un scénario subtilement tricoté : le film fait d’abord mine de s’intéresser à elle, la jeune flic aux idées noires, encombrée par son passé, avant de laisser le récit être contaminé par lui, le bulldozer inflexible en guerre permanente contre sa hiérarchie, joué par un Mendelsohn impérial, revenu de ses cabotinages des dernières années. Mais l’idée d’entremêler ces deux portraits comme on observerait les deux faces d’une même pièce, comme Fincher entremêlait ceux des inspecteurs Somerset et Mills dans Seven, ne fonctionne en réalité qu’à moitié. Il manque sans doute à Misanthrope LA scène, l’équivalent du moment où Clarice Starling raconte ses terreurs enfantines à Hannibal Lecter dans Le Silence des Agneaux, pour que le film déploie la puissance émotionnelle qu’il recherche manifestement, et s’élève au-dessus de la case du très bon thriller du samedi soir. Reste le pur plaisir, donc, et le talent de Damian Szifron pour raconter un monde, le nôtre, désespéré et brutal, parfois en un seul plan. Comme celui où Shailene Woodley, perdue dans ses pensées, marche la nuit dans la ville déserte, seulement éclairée par les lumières vulgaires des boutiques de fringues vides, sans âme qui vive.