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James Gray est de retour à la maison. A New York, son fief, le décor de ses premiers films, après un détour par la jungle amazonienne de The Lost City of Z et le cosmos d’Ad Astra. Deux tentatives de réinvention où, au fur et à mesure que le cinéaste s’éloignait de son camp de base, il donnait l’impression de devenir de plus en plus introspectif, de plonger toujours plus profondément en lui-même – The Lost City of Z était un autoportrait de l’artiste en aventurier insatiable, Ad Astra une psychanalyse en apesanteur. Poursuivant cette quête intime, Armageddon Time se présente comme une œuvre plus intensément personnelle encore. S’inscrivant dans la tendance des films semi-autobiographiques « à la Roma », péché mignon des ex-wonderboys des 90’s désormais quinquagénaires (Tarantino, Richard Linklater, P.T. Anderson), le film se déroule en 1980 (Gray est né en 69), et raconte quelques mois douloureux de la vie de Paul Graff (Banks Repeta), gamin juif de 11 ans qui se lie d’amitié, dans un collège public du Queens, avec un jeune Noir nommé Jimmy. Le film examine le sentiment de trahison qui va tourmenter l’enfant juif quand ses parents décident de l’inscrire dans une école privée plus huppée, fréquentée par des wasps très friqués (la famille Trump est membre du conseil d’administration), et qu’il doit alors laisser son copain afro-américain sur le bord de la route.
Gray donne sans doute ici une clé biographique essentielle, qui permet de mieux comprendre rétrospectivement pourquoi les thèmes du poids de l’héritage familial, de la trahison, ont hanté tous ses films. Cette histoire très personnelle (qui donne envie de foncer revoir Little Odessa, The Yards, et les autres) est ici articulée à l’histoire collective américaine : la lutte des classes teinté d’inégalités raciales qui va séparer Paul et Jimmy se joue sur fond de victoire présidentielle de Ronald Reagan, moment de triomphe de l’idéologie néolibérale, qui aurait façonné le monde dans lequel on vit aujourd’hui. Une élection qui était aussi, à l’époque, synonyme de péril nucléaire : c’est l’«Armageddon Time » chanté en 1979 par The Clash, et ici en bande-son – un reggae de Willie Williams repris par des rockers blancs…
Gray entrelace tout au long du film une succession de réminiscences proustiennes et de notations sociologiques qui lui permettent de raconter très finement la tectonique des plaques d’une société en pleine métamorphose. Cette idée que les Juifs et les Noirs américains ont un temps partagé une expérience commune, avant d’être séparés par les puissances de l’argent et ce « privilège blanc » totalement décomplexé qui s’apprêtait à déferler sur le zeitgeist US, est un sujet passionnant, assez rare dans le cadre des grands récits d’apprentissage américains. Mais il est aussi potentiellement si explosif que Gray, refusant de s’approprier une histoire qui n’est pas la sienne, le manie avec infiniment de précaution. Cette retenue politique accentue le côté étouffé, éteint, presque spectral, du film. On pense moins à Coppola (éternelle obsession de Gray) qu’au Sidney Lumet des années 80, sensible, nostalgique, doux-amer – sentiments renforcés par la belle photo automnale ouvragée par Darius Khondji, et les apparitions bouleversantes d’Anthony Hopkins en grand-père descendant de rescapés des pogroms d’Ukraine, qui sert de boussole morale au jeune héros. Même quand il vire dans son dernier tiers au polar en culottes courtes, Armageddon Time ne hausse pas le ton, et continue de la jouer en sourdine, mezzo voce. Mais cet aspect feutré, presque déceptif, est en grande partie un trompe-l’œil. Car sous la surface du beau drame familial chuchoté, James Gray dit des choses très fortes, fracassantes même, sur ce grand mensonge collectif qu’on appelait le rêve américain.