Compagnon de route de David Fincher, directeur de la photo du visuellement sublime Tron : L'Héritage, Claudio Miranda est un chef opérateur spécialisé dans le numérique et la 3D. Et c'est lui que le réalisateur Ang Lee a débauché pour shooter L'Odyssée de Pi, son extraordinaire odyssée maritime et spirituelle. Si le film raconte la très longue dérive d'un ado sur un radeau de sauvetage avec pour seul compagnon un tigre affamé, le nouveau film de Lee est une véritable épopée qui se double d'un joyau technologique. Claudio Miranda livre ici les 10 commandements qu'il a dû suivre pour mener à bien ce chemin de croix numérique qui pourrait bien bouleverser le cinéma.Propos recueillis par Gaël Golhen.1/ "Apprendre des erreurs des autres" "Je suis arrivé tard sur le film. La production avait déjà commencé et je sais qu'ils avaient un autre directeur de la photographie en tête. J'étais le second choix, le joker au cas où le premier ne fasse pas l'affaire. Très vite, Ang Lee et moi avons beaucoup parlé de la 3D. A quoi ça sert, comment s'en servir intelligemment, comment gérer cette technologie, etc... Ca le passionnait. J’ai regardé beaucoup de mauvais films... ou plutôt beaucoup de films avec une mauvaise 3D que j'ai ensuite "recommandé" à Ang. Les erreurs des autres, c'est un excellent point de départ pour savoir ce que tu ne veux PAS faire. Je me souviens notamment être allé au cinéma avec Ang pour voir un film de hip hop en relief. C’était un peu étrange de se retrouver dans une salle entourés de gamines hystériques pour voir comment la 3D était gérée... Mal, d'ailleurs (rires). Au bout de quelques mois, Ang m’a appelé pour me proposer le job."2/ "Penser 3D" "Regarde le générique. Il y a tout un travail sur le rapport à l’espace, un jeu sur la perspective et le relief. On a l’impression d’être dans une jungle avant de comprendre qu’il s’agit d’un zoo. Les barreaux apparaissent avant de se flouter... C’est une déclaration d’intention. Le cœur  du film, son projet esthétique, c'est la 3D. Ang Lee voulait faire de la 3D bien avant la sortie d'Avatar. Et son objectif est simple sur Pi : il s'agit de casser l’écran, de briser les limites pour faire rentrer les spectateurs dans le film. Il s'est très vite demandé comment cette technologie pouvait changer le langage cinéma. Ca peut paraître niais, mais filmer en 3D suppose de filmer différemment. D’un point de vue technique, ce qui marche en 2D ne fonctionne pas forcément en relief.  En regardant le film de danse dont je te parlais - tourné en 2D et converti en 3D -, je me suis rendu compte que la 3D était bizarre, provoquait des sensations étranges. J'ai reproduit certains plans de ce film en studio pour essayer de voir où ça clochait et au bout d'un moment je me suis aperçu que le problème venait de l'angle d'obturation. En ouvrant totalement l'obturateur, le sentiment de malaise disparaissait. Sur Pi, ce choix fut déterminant, parce que le strobing est un vrai problème quand tu filmes l’océan. Les yeux bougent alors qu'on a besoin de stabilité. C'est un exemple parmi d'autres pour te montrer qu'il a fallu constamment réinventer notre manière de filmer, s'interroger sur ce qu'on faisait naturellement en 2D, mais que la 3D bouleversait complètement."3/ "Etre invisible" "Ang parlait beaucoup du feeling de son film. C’était ça qu’il recherchait. Comment bouger la caméra ou quel objectif utiliser, non pas pour que ce soit "joli", mais pour générer tel sentiment... Plus que sur le discours, il a travaillé sur le ressenti. On me parle d’éclairages, de références ou de style, mais je ne sais pas trop quoi dire. Personnellement, j’aime que le directeur de la photo soit transparent. Je déteste reconnaître la patte d'un chef op. Le sujet du film est clair : un garçon au milieu de l’océan. La seule question que je me posais par rapport à la lumière, c’était "est-ce que c’est justifié ?". Les couleurs de la mer, le ciel, les animaux... ce qu’on voulait c’était d'abord retrouver le calme de la mer ou au contraire sa colère. On ne cherchait pas la beauté, mais plutôt une lumière qui puisse exprimer le rapport du personnage à son environnement et à son intériorité - la férocité de la nature, son calme protecteur, le désespoir ou la solitude. Pour donner rétrospectivement l’idée que les moments de bonheur passés sont à chérir. Un exemple : le bateau qui coule était pour Ang la scène la plus importante du film ; une séquence qu'il avait en tête dès le début. Il voulait que l’ambiance soit oppressive, très dark. La scène devait être illuminée par la seule lumière de bateau. On s’est beaucoup interrogé sur la silhouette du bateau qui coule. Il fallait que ce soit backlit, mais de quelle manière ? Et où mettre Pi dans le cadre ?"4/ "Créer ses propres outils""Où filmer ? Ce fut l'une des premières questions qu'on s'est posées. Ang a visité pas mal de studios mais il n'était jamais convaincu : la taille ou la gestion de l'eau posait toujours problème. Alors à un moment il a décidé de construire sa propre citerne. Une cuve très maniable. Qu'on pouvait ouvrir ou fermer complètement. Qui nous permettait de gérer la lumière naturelle ou au contraire de n’avoir que de l'éclairage artificiel. Je pouvais faire le noir total. Mais la cuve avait 50 fenêtres qu’on pouvait ouvrir ou fermer pour laisser - ou pas - le soleil pénétrer. Evidemment, pour une scène que tu dois refaire plusieurs fois, c’est compliqué d’avoir un coucher de soleil pendant 6 heures (rires). Mais quand il te le faut pour quelques minutes, je pouvais tout ouvrir pour laisser le soleil éclairer la scène. On pouvait également orienter comme on voulait la cuve. Il a été construit sur un aéroport abandonné, donc on le déplaçait et on l’orientait à notre convenance... Ca nous a permis d’avoir une liberté incroyable en terme artistique."5/ "Le réalisme à tout prix""La plupart des films qui se passent sur l’eau ne jouent pas tant que ça avec l’eau. Titanic se passe sur un bateau, mais on est au-dessus de l’eau. Pi au contraire est quasiment tout le temps sur l’eau. Et Ang était obsédé par l’eau, par les vagues... il s'est battu constamment pour augmenter le réalisme du film - à un point qui a parfois frôlé la folie. Il nous a emmené en plein océan et, en pleine nuit, on a plongé pour voir comment les planctons lumineux réagissaient. Si on voulait savoir comment se déplaçait la lumière de la lune sur l'eau, hop, Ang nous embarquait en plein Pacifique pour le tester. Au début du film, Ang a voulu savoir comment se comportait vraiment une barque sur l’océan. Il a emmené Suraj Sharma [l’interprète de Pi, NDLR] en pleine mer, s’est installé sur un canot avec lui et a navigué sur quelques vagues pendant des heures, flottant et dérivant seuls..."6/ "Trouver la vague" "Ang ne trouvait pas de matériel capable de reproduire exactement les vagues qu’il voulait. Il a passé des semaines à interviewer des scientifiques pour savoir comment reproduire la meilleure vague. Les algorithmes nécessaires pour trouver le rythme, le mouvement qu'elle devait avoir, quelle durée. C'était dingue. Il était obsédé par l'eau. L'idée, c'était vraiment que le spectateur ait l'impression d'être à flot avec Pi. A un moment il a même suggéré que la cuve soit rempli d’eau salée... Bon, là j'ai été obligé de m'y opposer. Cela aurait été un cauchemar pour le matériel et les caméra."7/ "Oublier les références""On avait finalement peu de références sur ce film. Et, plus souvent, il s'agissait de références picturales plus que cinématographiques. Ang Lee m'a parlé des Dix commandements de De Mille, notamment pour la scène où on a l'impression que l'océan prend feu... c'était sa scène du "buisson ardent". Sinon, il s'agissait surtout de peintures. Par exemple, la scène où Pi écrit son SOS, le glisse dans la boite de conserve et la jette à la mer, on avait des aquarelles en tête. On cherchait une ambiance un peu magique, dorée et très light. Et on s'est tourné vers de la "peinture". C'était cette ambiance qui nous nourrissait. Mais sinon, peu de films..."8/ "Refuser la conversion""Je m'en suis rendu compte quand j’ai travaillé la conversion 2D : tout le monde n'ira pas voir le film en relief et il a fallu préparer une version pour les salles 2D. Bon... et bien, ce n’est pas aussi immersif, c'est beaucoup moins fort. A un moment donné, au début de la production, il a été question de convertir le film, de filmer en 2D pour passer en 3D en post-prod. Ang a refusé. Le problème est simple sur un film comme ça. Comment tu fais pour convertir l’eau  ? Où commences-tu ton plan ? Où coupes-tu ? Comment séparer les différents plans de l’eau quand elle s’éloigne ? C’est facile pour un personnage ou un objet. Tu saisis le début et la fin de sa silhouette. Mais pour l’eau, c’est plus complexe.  Non, en fait c'est même impossible si tu veux conserver l'effet de réel... Et puis, c’est en postprod que tu fais la conversion. Or les films sont TOUJOURS raccourcis en post-prod aujourd’hui. C’est là que les producteurs coupent quand ils décident de réduire les coûts. Du point de vue de la logique industrielle, c’est même mieux de faire de la 3D dès le début, parce que tu es sûr que ce ne sera pas bousillé..."9/ "Prendre son temps""La 3D demande beaucoup de patience. En terme de planning, objectivement, c’est deux fois plus long que la 2D. Pour les installations notamment... Les séquences sont plus longues à tourner. D’un point de vue matériel, rien que pour changer des objectifs par exemple, tu prends 30 minutes - en 2D, c’est moins d'une minute. Alors rajoutes à cela l’eau, le tournage dans la cuve, les animaux et tu comprendras facilement que la durée du tournage explose. Mieux vaut être prévenu."10 / "Etre différent""Avec Ang, au début, on a beaucoup parlé de films. Pas pour les imiter ou s'inspirer, mais pour prendre nos distances. On ne voulait pas qu’on nous dise que Pi ressemble à tel film ou tel film. On avait des couleurs très fortes, mais on ne voulait pas que la palette du film soit un décalque d'Avatar. Il y a du vert, mais un peu atténué. Pas vibrant. Dans le film de James Cameron, au contraire, le vert est très brillant, limite flamboyant. J’ai pris soin de faire des verts un peu doux, plus calmes. Pareil pour le bleu... On a vraiment pensé Pi comme un film unique et radicalement nouveau. On a voulu créer quelque chose de différent."Bande-annonce de L'Odyssée de Pi, en salles le 19 décembre prochain :