Première
par Thomas Baurez
Enquête sur un scandale d’état. Voilà un titre direct, sans mystère, qui dit tout du film et cache pourtant l’essentiel. Oui, ce troisième long-métrage de Thierry de Peretti après le prometteur Les Apaches (2013) et le puissant Une vie violente (2017), est un thriller d’espionnage politique aux contours classiques avec son lot de personnages louches, de journalistes galvanisés par les enjeux, d’intrigues complexes qui, par un entrelac de ramifications, mènent tout droit au sommet de l’état. Le tout labélisé « inspiré d’une histoire vraie ». Le scénario s’inspire, en effet, d’un livre enquête co-écrit par Hubert Avoine, ex-infiltré des stups plus ou moins repenti (campé ici par Roschdy Zem) et Emmanuel Fansten (Pio Marmaï), journaliste à Libération. Ce sont eux qui ont suivi et rendu publique l’affaire dite « François Thierry », du nom de cet ancien patron de la lutte anti-drogue accusé d’avoir sciemment organisé un vaste trafic de stupéfiants sous couvert de démanteler des réseaux. L’homme, rebaptisé Jacques Billard pour les besoins de la fiction, est campé par Vincent Lindon (peu présent mais dément). L’affaire avait débuté le 17 octobre 2015 avec la saisie spectaculaire en plein Paris de plusieurs tonnes de cannabis. Il s’agissait en réalité d’un écran de fumée pour épater la galerie et donner le change, alors qu’en coulisse des dizaines de tonnes de drogues atterrissaient sur notre territoire au vu et au su des autorités dédiées, sans faire de bruit mais avec beaucoup de profits. C’est là que le cinéma, formidable usine à créer elle-aussi des mirages et des trompe-l’œil, entre en jeu et « déjoue » le film. Puisque tout ce qui est montré dans ce réel reconstitué n’est qu’apparence, il convient donc d’interroger les objets et les formes représentés. Le regard du spectateur se substitue à celui cinéaste et scrute plus qu’il n’observe. La vérité - jamais nue, toujours déguisée – n’apparaît presque jamais plein cadre comme un nez au milieu de la figure. Tout se dérobe en permanence. Thierry de Peretti reste accroché à ces corps dont l’impact physique qu’ils renvoient est sans cesse fragilisé par leur propre incertitude. Dans un entretien donné pour la promotion de son film, le cinéaste explique : « J’aime être jeté dans un film et ne pas comprendre immédiatement tout ce qui s’y joue, j’aime que les personnages ne se préoccupent pas de moi, soient indépendants de mon regard... » Cette profession de foi était déjà à l’œuvre dans Une vie violente, sorte d’Affranchis à la sauce corse, jouant constamment sur le danger permanent et l’effet de surprise. La séquence d’ouverture de cette Enquête sur un scandale d’état est en cela éloquente. On distingue un homme (Zem au charisme décidemment à toutes épreuves), seul dans une maison sans âme, au bord de mer. Il arpente les lieux avec suffisamment d’hésitation pour suggérer une tension. Il sera bientôt une figure quasi spectrale au milieu d’un ballet de voitures et de bateaux transbahutant de la marchandise sans que personne ne fasse attention à lui. C’est pourtant sur ce témoin « invisible » que va reposer toute cette histoire. Ses mots, ses gestes, ses actions vont guider un récit par essence fragile, où la parole donnée ne s’incarne que par intermittence. Face à lui, les journalistes sont des gardes fous bien obligés de se laisser porter par ce courant alternatif à l’énergie dévastatrice. Plus que sur des actes, le film de Thierry de Peretti repose donc sur des intuitions. Le cinéaste ne cherche pas à trancher, encore moins à juger qui que ce soit. Aidé de sa chef opératrice, Claire Mathon, logiquement récompensée pour son travail au Festival de San Sebastian, il nous présente un monde masqué, heurté, dont le surgissement angoissé des signaux de reconnaissance, finit par nous terrasser. Tout ici tient de l’hypnose. Un grand film sur la frustration.