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La première de la dernière création de Romeo Castellucci a suscité hier soir un sacré remue-ménage au Théâtre de la Ville à Paris. Intitulé Sur le concept du visage du fils de Dieu, le spectacle, présenté cet été au Festival d'Avignon, suscite en effet une réaction violente chez un groupuscule d'extrémistes chrétiens qui y voit là une œuvre blasphématoire et la taxe de "christianophobe". Et si on démêlait un peu tout ça...Jeudi 20 octobre, aux alentours de 20h, l'entrée du Théâtre de la Ville a été le lieu d'un spectacle pour le moins surprenant : trois camionnettes des forces de l’ordre campaient place du Châtelet tandis qu'un groupe de CRS faisait barrage à des manifestants en colère. Les portes du théâtre bloquées, le public ne pouvant y accéder. Aux alentours, d'autres manifestants plus calmes distribuaient des tracts en provenance de l'institut Civitas, appelant à la "manifestation contre l'antichristianisme", à base de slogans du type "Assez des provocations christianophobes !", "Défendons le Christ !". L'objectif évident de l'opération était d'empêcher la représentation d'avoir lieu. Mais les raisons, elles, sont moins évidentes. Car s'ils se positionnent en tant que défenseurs d'une cause, c'est bien qu'ils considèrent avoir été agressé à ce niveau-là. Or, la plupart des manifestants, à la question, "Avez-vous vu le spectacle ?" répondent "j'ai lu beaucoup de choses dessus". Il ne s'agit donc pas d'une réaction à chaud en rapport avec l'œuvre elle-même qu'ils n'ont pas vu, mais bien d'une colère indirecte nourrie par ce qui a été écrit à son sujet.Premier point : pourquoi ne pas aller voir la pièce qui les révolte pour se faire un avis personnel dessus et générer un débat d'opinion ? Ce n'est apparemment pas la curiosité de cette poignée de gens qui se disent offensés sans connaître l'objet de l'offense. Et qui s'octroient le droit de priver les spectateurs du spectacle qu'ils désirent voir. Et c'est bien là qu'est le problème. Que ces gens là se sentent blessés dans leur foi, c'est leur droit. Qu'ils viennent imposer leurs convictions en sanctionnant le public et les comédiens en jeu, on tombe immédiatement dans les travers d'un diktat de pensée. Car les perturbations ne se sont pas limitées aux échauffements à l'extérieur de l'enceinte du théâtre. Le temps de rapatrier en sécurité tous les spectateurs à l'intérieur du théâtre, la représentation a enfin commencé avec trois quart d'heure de retard, jusqu'à ce que, une petite quinzaine de minutes après le début de la pièce, quelques activistes infiltrés au milieu des spectateurs, montent sur scène en déployant une banderole : "Christianophobie, ça suffit", levant le poing en direction du public et hurlant on ne sait quoi, leurs cris ayant été immédiatement relayés par ceux du public, debout, outré, réclamant leur départ du plateau et criant au droit à la liberté d'expression. Chaos général : le service d'ordre du théâtre tente sans succès de les déloger sans violence. En petit nombre, six ou sept, les "chrétiens offensés" font corps en s'agenouillant bras dessus bras dessous et entament des chants religieux – à moitié inaudibles dans la confusion générale - tandis que l'un d'entre eux égrène un chapelet. Intervention des CRS et du directeur du Théâtre de la Ville, Emmanuel Demarcy-Mota, qui nous annonce que Roméo Castellucci va tenter de discuter avec eux afin de pouvoir reprendre le déroulement de la représentation. Le grand rideau noir du Théâtre de la Ville est tiré. Entracte. Dix minutes après, le spectacle reprend et s'achèvera sans heurt.Mais ce à quoi on a pu assister, choqué, ce soir-là, c'est au spectacle honteux, absurde et sans issue, de l'intégrisme religieux dans une de ses formes les plus non violentes au sens physique du terme mais non moins agressive et dangereuse. Car de blasphème et de « christianophobie », on n'en a point vu dans Sur le concept du visage du fils de Dieu. On a tant écrit sur le spectacle qu'effectivement, certains pensent l'avoir vu. C'est oublier la qualité intrinsèque à toute œuvre d'art : sa polysémie d'interprétations et de ressentis. La pièce de Castellucci est riche, ouverte sur un champ de lecture aussi vaste que le nombre de spectateurs dans la salle ce soir-là. Elle n'impose rien, elle. Le visage du Christ impassible, élément monumental et central du décor et de la pièce, aura assisté hier soir à une double scène : l'une, tragique et belle, celle d'un homme confronté à l'incontinence de son père, qui, sans faillir, le nettoie, le soutient, sans jamais l'abandonner ; l'autre, tragique et laide, celle d'une minorité obtuse, qui décide que son avis compte plus que les autres et veut le faire savoir à tout prix, dans un lieu et un temps inapproprié, agissant sans le moindre respect d'autrui. Ils n'ont vu de la pièce en tout et pour tout que 15 minutes, ils n'ont pas vu de différence entre la foi chrétienne et l'utilisation d'une représentation picturale au sein d'une représentation théâtrale, pas vu que la toile sur laquelle vient s'imprimer le visage du Christ a beau être tachée et déchirée, elle l'est depuis l'intérieur et non depuis l'extérieur, ce qui inverse les points de vue, qu'une fois détruit, le visage réapparaît à la fin, aussi immaculé qu'au début, que le texte "You are (not) my shepherd" laisse le choix quant à l'intégration ou non du "not" dans la lecture -les trois lettres du mot restant dans l'ombre tandis que le reste de la phrase est lumineux-. Où est le blasphème ? Au ras des pâquerettes d’un mouvement effrayant, non seulement par les pensées qu’il véhicule, mais surtout, par l’étroitesse de ce champ de pensée qui ne laisse pas de place pour une pensée contradictoire.Hier soir, au Théâtre de la Ville, ce ne sont pas des individus défendant un point de vue que l’on a observé mais une communauté agressive et radicale dans laquelle chacun évite de penser par soi-même pour mieux se rassurer dans une opinion collective. Hier soir, on a assisté à un spectacle de marionnettes. Des marionnettes manipulées par le commanditaire de cette manifestation, gourou peu civilisé caché sous le nom de Civitas qui tire les ficelles de ses agneaux perdus et attise leur sentiment d'être bafoués par les grands méchants artistes et libres-penseurs. Un petit tour sur le site www.civitas-institut.com, cité sur les tracts, donne la température des dégâts provoqués par de tels mouvements d'extrémisme religieux. On peut y lire ce genre de choses : "Face aux provocations antichrétiennes, il n'y a pas de place pour les tièdes." ou encore "Le chapelet, arme de grâces massives. Les vrais hommes prient le rosaire".On croit rêver... L'intégrisme religieux fait son miel de peu. C'est d'une absurdité confondante, d'une inquiétante actualité. Cauchemardesque.Par Marie Plantin. >>Voir notre critique du spectacle > Voir la réponse de Romeo Castellucci aux manifestants">>> Voir la réponse de Romeo Castellucci aux manifestants