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Andy Serkis et ses disciples de la performance capture dans L'Affrontement sont-ils des singes crédibles ? C'est ce que nous avons demandé à deux spécialistes du Muséum national d'Histoire naturelle : Marie Cibot, docteur vétérinaire qui travaille sur les interactions entre humains et chimpanzés sauvages, ainsi que Victor Narat, docteur vétérinaire qui travaille sur l'interaction entre bonobos, humains et habitat.Andy Serkis a déclaré que lui et les autres acteurs avaient créé leurs vocalises en se basant sur ce qui existe déjà et ce que ça donnerait en cas d'évolution. Votre avis ?M : Si on met de côté l'amplification du son pour les faire paraître impressionnants, je reconnais certaines vocalisations de chimpanzés. Il en manque une principale : le « pant-hoot », qui est utilisé dans de nombreux contextes chez les chimpanzés, quand un groupe arrive dans un arbre fruitier ou pour les communications à longues distances entre groupes dans la forêt.V : En rentrant dans le détail, il n'y a aucune distinction vocale entre bonobo et chimpanzé lors des échanges entre Koba et César.M : Par contre quand César revient dans son « village », tous les grands singes l'accueillent avec des "pant-grunts" (un grognement spécifique), qui est une marque de soumission entre congénères. C'était bien choisi. Le fait que les autres se reculent sur son passage également.V : En revanche, leur façon de « parler » n'est extrapolée à partir de rien de connu.M : Les perroquets sont de meilleurs clients !V : Ce qui est sûr c'est qu'on reconnaît certains sons, même si la plupart sont exagérés pour les besoins du film.Qu'avez-vous pensé des gestes par lesquels ils communiquent ?M : Un geste renvoie très bien à la réalité. Quand Koba demande le « pardon » de César, il tend son bras vers lui. C'est ce qui se passe chez les chimpanzés. Le mâle alpha qui accepte la réconciliation touche une partie du corps de celui qui demande, souvent sur la main. La façon que César a de « réconforter » certains en les touchant est proche de ce qu'on peut observer.Plus généralement, des éléments vous ont choqué dans leur gestuelle ?V : La bipédie. Même dans la logique du film, il n'y a aucune raison que la 1ère génération de grands singes évolués se tiennent autant debout, puisqu'ils n'ont pas changé au niveau de l'anatomie à part du côté du cerveau. Ils peuvent être debout, mais pas longtemps, ça les fatigue très vite. Ce qui est aussi notable c'est qu'il n'y a pas d'épouillage, sans doute parce que ça ferait trop « primitif » pour des grands singes censés être évolués.Le film s'ouvre sur une scène de chasse avec une stratégie assez élaborée...M : Cette scène n'est pas du tout déconnectée de la réalité. Les chimpanzés peuvent chasser en groupe de manière coordonnée. Des observations ont montré que l'un va pousser la proie vers les autres, un autre va attendre à un endroit particulier...V : Ils peuvent appliquer une stratégie.M : La seule différence c'est évidemment la taille de l'animal qu'ils chassent dans le film, c'est assez énorme. Quand ils montent et descendent d'un arbre, c'est plutôt fidèle. Pareil lorsqu'ils arrivent dans la ville et montent directement sur les poteaux, ou qu'ils sont suspendus. Tous les passages où ils progressent en quadrupédie (à quatre pattes) sont bien faits aussi. Ils ont gardé le knuckle-walking (le fait de marcher sur les phalanges, sans ouvrir la main au sol ndlr).Les sauts d'arbre en arbre correspondent aussi à la réalité ?M : Moins. Les grands singes sont des animaux lourds et préférent connecter les arbres entre eux en s'aidant des branches et sans lâcher leur support, plutôt que faire de grands sauts où ils risqueraient de chuter.V : Mais à part la bipédie et les sauts, c'est assez proche de la réalité. Les positions, la façon de se tenir, ce n'est pas choquant.M : Par contre, on pourrait se dire que les passages où les grands singes se soignent entre eux et s'occupent un peu de leurs blessures sont de la science-fiction pure, mais ce n'est pas le cas : ça existe. Pas comme dans le film, mais il n'est pas rare d'observer des chimpanzés nettoyant ou léchant les blessures de congénères, etc.Leur façon de se battre, bien que plus sophistiquée, vous rappelle quelque chose ?M : Des combats de cette violence, je n'en ai pas vu beaucoup.V : Certaines gestuelles, notamment le fait de taper l'autre avec les deux mains en même temps, ça se rapproche de ce qu'on peut observer, dans l'idée. Mais c'est tout.M : Vers la fin c'est du kick-boxing !César vous a convaincu ?M : J'ai l'impression d'avoir un humain transformé en chimpanzé. C'est sévère, mais les grands singes qu'on voit en arrière-plan ressemblent plus à des chimpanzés que lui. C'est normal : c'est lui le plus proche des Hommes. Son regard joue, il y a des gros plans. En réalité un chimpanzé a une pupille mais le reste de l'oeil est tellement foncé qu'on ne distingue pas grand-chose. Lui a clairement des yeux humains, il est capable de pleurer...Du coup vous n'êtes pas fan du travail d'Andy Serkis ?M : Il faut reconnaître que c'est assez fort malgré tout, ce serait une erreur de le descendre.V : C'est quand même un travail formidable dans le sens où c'est dur à faire, et le rendu est réussi. Même les proportions sont respectées : chimpanzés et bonobos ont les jambes plus petites que l'homme et les bras plus grands. Sachant que ce n'est pas du tout des proportions humaines, ça demande un gros travail, et pas seulement au niveau technique.M : On ne se méprend pas, à aucun moment : c'est bien un chimpanzé.V : Le résultat est hybride, comme pour le reste, certaines choses partent du réel et d'autres pas du tout. Le fait que leur habitat soit en hauteur évoque des choses qui existent mais le nombre important de grands singes vivant ensemble dans le film et le fait qu'ils se soient « sédentarisés » les rend uniques.M : Même la guerre de pouvoir entre Koba et César rappelle la réalité. Souvent le mâle alpha est agressé par un plus jeune qui noue des alliances contre lui, etc.V : Quand le fils de César « pêche » c'est trop précis mais ça renvoie à des grands singes qui peuvent sonder l'eau pour en apprécier la profondeur ou utiliser un bâton pour récupérer des plantes aquatiques.Koba est défini comme un bonobo, qu'en pense un spécialiste ?V : Physiquement ça peut correspondre à peu près, le souci c'est que la différence avec les chimpanzés n'existe pas dans le film. Par contre ce qui est sympa c'est de prendre le contre pied du cliché qui voudrait que les bonobos fassent l'amour et les chimpanzés la guerre. Mais je l'ai plus vu comme un individu qui a son histoire et son désir de vengeance, que comme un « représentant » des bonobos.Vous voyez un « message » qui vous parle dans ce film ?M : Au-delà du côté divertissement, ce qui est intéressant c'est que ça repose la question de la place de l'Homme.V : Le départ de l'histoire est un problème territorial par rapport à l'utilisation d'un espace pour de l'énergie. Avec le choix entre coexister ou aboutir à un conflit. Ces questions là existent plus que jamais en milieu naturel aujourd'hui.M : C'est vrai que toutes les espèces de grands singes sont menacées d'extinction et que leur territoire se rétrécit de plus en plus à cause de la déforestation. Chaque année, on supprime 13 millions d'hectares de forêt dans le monde.V : Dans le 1er opus on avait un écho des abus qui existent en laboratoire avec les expériences pratiquées sur des singes, et ici on a le conflit dans la nature. Sauf que les rôles sont inversés : c'est l'Homme qui est une espèce en voie d'extinction dans le film, et qui doit convaincre les grands singes de le laisser survivre.César serait une sorte d'écolo dans un monde inversé.V : Un peu. Quand Koba veut tuer les hommes par « sécurité » c'est aussi quelque chose qui existe, dans l'autre sens. C'est un des points que je trouve pertinents dans le film.Un dernier mot ?M : Le film n'a pas utilisé de vrais grands singes, c'est quelque chose de très positif par rapport à d'autres époques où ils étaient exploités très durement par le cinéma.V : Le souci c'est que la manière dont les grands singes sont médiatisés dans l'industrie du divertissement contribue à faire croire qu'ils sont nombreux. C'est faux. On s'accorde à dire qu'il reste 30 000 bonobos dans le milieu sauvage.M : Pour les chimpanzés on est à un peu plus de 200 000 individus, sauf qu'au début du XXe siècle ils étaient dans les 2 millions.Quand Koba « fait le singe » pour déjouer la méfiance des gardes, c'est un peu une revanche des grands singes domestiques, non ?V : Là c'est vraiment ironique. Pour leur faire croire qu'il est inoffensif, qu'il est « normal »... il imite un chimpanzé de cirque. Rien de ce qu'il fait n'est naturel, mais c'est ce qu'un idiot attend : le voir faire la toupie, boire un coup, faire des grimaces... il est malin !Interview Yérim SarLa Planète des Singes l'Affrontement de Matt Reeves avec Andy Serkis, Jason Clarke et Gary Oldman, sort aujourd'hui dans les salles Voir aussi :Review : La Planète des singes ou le triomphe d'Andy SerkisL'Affrontement, la story Andy Serkis, sans la performance capture