Première
par Frédéric Foubert
Après le monumental Un prophète en_2009, fi lm somme qui synthétisait les obsessions de son auteur et creusait un fossé insondable avec la concurrence, on se demandait quelle direction allait bien pouvoir emprunter Jacques Audiard. Face à un chef-d’oeuvre aussi terrassant, on connaît des cinéastes qui seraient restés muets, tétanisés, ou qui auraient passé le reste de leur carrière à bégayer. Pas lui. Trois ans plus tard (à son rythme, donc), il revient avec un nouveau long métrage en forme d’uppercut. Le titre sonne comme celui d’un polar, mais il s’agit en fait d’un mélo pur et dur, tourné sous le soleil d’Antibes et noir comme le charbon. Une love story patraque et détraquée, comme si son auteur, dix ans après, reprenait les ingrédients de Sur mes lèvres pour les chauffer à blanc, les porter à une forme d’incandescence paroxystique. Une fois encore, Audiard filme le récit de la rencontre de deux solitudes, de deux éclopés de la vie, comme on dit sur les quatrièmes de couverture des romans de gare. Sauf qu’eux sont littéralement éclopés. D’un côté, une dresseuse d’orques amputée des deux jambes à la suite d’un accident dans un parc aquatique ; de l’autre, une armoire à glace qui bousille ses poings et sa gueule dans des combats de boxe clandestins. Boy meets girl : elle veut se reconstruire, il ne sait que démolir. On imagine très bien le genre d’effrayante romance tire-larmes qu’un autre aurait pu tirer de cette histoire de destins fracassés. L’un des coups de génie du cinéaste consiste à plonger cet argument romantique dans un récit gigogne et dynamique, insaisissable, qui change de braquet en permanence, flirtant avec les ombres du fi lm noir et du drame social hardcore, mais sans jamais s’y abandonner totalement. Dans De rouille et d’os, on ne sait pas vraiment où on est, où on va, ni à quoi va bien pouvoir ressembler la scène suivante (un indice : elles sont toutes plus couillues les unes que les autres). Cette matière narrative monstre, toujours en mouvement, Audiard la malaxe avec un art qui n’appartient qu’à lui, celui d’un maître très sûr de ses effets et sans égal en France : direction d’acteurs tuante, économie et musicalité inouïes des dialogues, puissance infernale du montage, capacité à planter un décor en quelques notations impressionnistes foudroyantes... Le tout au service d’un nouveau portrait rageur et brutal de la condition humaine, qui laisse le spectateur vidé, sonné, exsangue. K.-O. debout