- Fluctuat
Chaque film d'Edouard Baer entretient la déception comme savoir-faire. Une manière de déjouer les attentes, de jouer de décalages et surtout de porter un constat joyeux et conscient sur la comédie. Avec sa stratégie de l'échec et son sens assumé de la pauvreté, Baer passe avec Akoibon encore un cran au-dessus, là où le film rêvé n'aura jamais lieu, façon de suggérer un rêve de cinéma impossible.
On n'aura jamais saisi tout le talent d'Edouard Baer, toute sa complexité voire peut-être sa beauté. Canonisé par la télévision entre Canal Jimmy et Canal plus, le comique a atteint très vite le podium des stars les plus adulées. Pourtant ce marathon du succès porte un peu la marque d'un malentendu. Edouard Baer, clown au style désabusé et parfaitement conscient de ses moyens, grand visiteur du patrimoine télévisuel français d'où il tire ses références, n'a en effet jamais cessé d'avouer sans équivoque que tout son système est basé sur l'échec.Elaborer une telle stratégie de l'échec n'est pas une chose facile. Avec La Bostella, Baer avait déjà montré que la comédie n'est qu'un souvenir, un corps malade, presque un cadavre avec lequel on s'amuse pour en fêter le deuil. Dans ce précédent film, Baer ne cessait aussi de dessiner son portrait, celui d'un humoriste par hasard auquel on accorde une publicité plus grande qu'il lui est dû. La Bostella était l'histoire d'une troupe improbable cherchant le rire à tout prix alors que déjà on ne riait plus. C'était un constat désuet hilarant, une forme de réflexivité (Edouard Baer dans son propre rôle censé monter une émission télé) et en même temps une grande déroute bordélique assumée. Avec Akoibon, Baer pousse son système aux mêmes limites que son immense flop, Le Grand Plongeon, émission télé d'un été.Akoibon a tout d'une histoire rocambolesque et volontairement nulle : le petit escroc Nader (Nader Boussandel) est forcé de kidnapper Chris Barnes (Jean Rochefort), hystérique patron de la Villa Mektoub, haut lieu ringard d'une jet set en souvenir, pour sauver la vie d'un ami ; Daniel (Baer) fuit sa femme et ses douze enfants pour rencontrer la fille (Marie Denarnaud) avec laquelle il discute de Moustaki sur Internet ; et d'autres personnages dont la plupart appartiennent à la troupe de Baer. Un grand moment anarchique et insaisissable, où entre écriture et improvisation on ne sait jamais à quoi se fier, même si on a son idée. Ce festival de situations, cette galerie d'individus, rappelle l'amour d'Edouard Baer pour les ambiances de cabaret télé, où sur fond de variétés populaires défilent en brochettes autant de talents aussi minables qu'attachants.Akoibon est forcément décevant, mais pas parce qu'il déçoit, pas parce qu'il serait raté (un film n'est jamais raté, on ne peut pas demander à un film d'être autre chose que ce qu'il est), mais parce qu'il ne répond en rien à d'éventuelles attentes. Comme Chico notre homme de Lisbonne et La Bostella, Akoibon marche à retardement, il agit au dehors, lorsqu'on narre son récit et ses situations délirantes et absurdes. Tout le cinéma de Baer fonctionne à partir d'un écart entre le dire (l'idée, l'écrit) et le montrer (l'image, la parole filmée). Il marche à partir d'une incapacité à ce que l'imaginaire soit mis en scène, restant ainsi toujours dans un interstice où la connivence de cette impossibilité entretient la comédie.En ce sens, le cinéma d'Edouard Baer semble toujours ailleurs, et c'est précisément pour cette raison que l'homme est souvent plus drôle seul en bouffon télévisuel. Parce que son univers, si efficace par la parole, entièrement investi par un imaginaire qu'il nous est libre de penser, ne correspond pas -dès lors qu'il est mis en scène- à cette image que l'on s'était faite. Pourtant ce cinéma se révèle en définitive très attachant, de ses décalages du premier au dixième degré, à son apparente pauvreté ou à ses aspects complexés (la mise en abîme qui ici prend toute la seconde partie d'Akoibon, comme un aveu du film impossible à réaliser, une sorte de perte de confiance en soi et dans le cinéma). Passé la répétition et l'épuisement des situations vouées à l'échec, Akoibon apparaît à nu et laisse transparaître une émotion plus profonde. Non seulement il se dévoile pour mieux rire de lui-même, mais de plus il fait de son joyeux bordel un hommage endeuillé et amoureux à la comédie avec une simplicité dérisoire.Akoibon
Un film d'Edouard Baer
France, 2004
Durée : 1h38
Avec Jean Rochefort, Nader Boussandel, Benoït Poelvoorde, Chiara Mastroianni, Edouard Baer, Marie Denarnaud...
Sorties salles France : 13 avril 2005[Illustrations : Akoibon. Photo © Gémini Films]
- Lire la chronique de La Bostella (Edouard Baer, 1999)
- Consultez salles et séances sur le site Allociné.fr
Akoibon