A quoi fait référence le « vice caché » du titre ? Au mouvement hippie, à l’amour, à l’Amérique elle-même ?Oh, il faudrait relire le livre de Pynchon, vous y trouverez la définition noir sur blanc. Il parle de ces objets fragiles couverts par les polices d’assurance maritime, de ces choses très belles qui menacent de se briser à chaque instant… Et il applique cette image à Shasta (l’ex girlfriend du héros joué par Joaquin Phoenix), ces filles qu’on met sur un piédestal, qu’on regarde comme des princesses, en oubliant qu’elles sont comme nous, des êtres humains avec leur « inherent vice ». C’est une image qui s’applique aussi bien sûr à l’Amérique, à la révolution hippie, qui était viciée dès l’origine. Quel titre génial, hein ? Une grosse responsabilité…>>> Inherent Vice : polar tentaculaire, love story ultime, futur film culteÇa pourrait être le titre de pas mal de vos films…Pynchon est très fort en titre, personne ne s’aligne. Gravity’s Rainbow (L’Arc en ciel de la gravité) ? Wahou. Putain. Against the Day (Contre-jour) aussi est magnifique. Ça aurait été un titre parfait pour The Master.Il s’était écoulé cinq ans entre Punch-Drunk Love et There will be blood, cinq ans encore entre There will be blood et The Master. Inherent Vice arrive seulement deux ans après le précédent. Ça veut dire que c’était un film plus facile à faire ?Non, non, pas du tout, c’est juste que j’ai consacré les cinq ans qui ont suivi There will be blood à écrire The Master et Inherent Vice en parallèle. L’idée était d’enchaîner les deux films assez rapidement.C’est sur le plateau de The Master que vous avez compris que Joaquin Phoenix était l’acteur idéal pour Inherent Vice ?Non, ça a été un processus difficile. C’est dingue, mais j’ai passé les trois mois du montage de The Master à me lamenter parce que je ne trouvais pas d’acteur pour Inherent Vice. Alors que j’avais Joaquin sous les yeux toute la journée ! Mais il était tellement dans la peau de son personnage que c’était presque impossible de l’imaginer dans un autre rôle. Un beau jour, j’ai fini par comprendre que c’était lui qu’il me fallait. Sans doute parce que tous les réalisateurs qui bossent avec lui une fois ont instantanément envie de remettre ça dans la foulée. Il est tellement impliqué et généreux et drôle… Je ne sais pas si les gens réalisent à quel point Joaquin est marrant. En fait, je ne sais pas vraiment ce que les gens pensent de lui.Je ne sais pas… Qu’il est cinglé ?Sans doute un peu, oui, mais autant que vous et moi en fait. Il s’est fabriqué cette réputation de dingo avec ce film (I’m Still Here), mais il n’est pas comme ça en vrai. C’est d’abord un grand acteur. Un putain de grand acteur.>> Rencontre avec Joaquin Phoenix">>>> Rencontre avec Joaquin Phoenix Doc Sportello, le détective privé d’Inherent Vice, pourrait presque être le marin fêlé de The Master propulsé dans l’Amérique de 1970…Ah ouais ? Vous trouvez ?Ce sont deux misfits qui déambulent dans un monde qu’ils ne comprennent pas…Vu comme ça, oui, OK. Ce sont deux types très sentimentaux aussi, à la recherche de l’amour. Mais Freddie est quand même beaucoup plus fucked up que Doc. Et ils ont vraiment des goûts différents en matière de drogue. Freddie picole, Doc fume de l’herbe. Ça fait quand meme une différence de taille.Je pensais à ça parce que There will be blood, The Master, Inherent Vice…Il y a comme une progression, oui.Presque une trilogie sur l’Amérique du XXème siècle…J’aime cette idée. Ces trois films mis bout à bout. Même si ce n’était pas mon intention de faire une trilogie sur l’histoire américaine. Ce serait un peu intimidant, voire franchement pompeux, si c’était formulé comme ça. C’est comme Pynchon quand il parle de l’Amérique ou de “grands sujets”, il ne le fait jamais de manière chiante, t’as pas l’impression d’être à l’école. C’est drôle, tordu, trippant. C’est toujours mieux de raconter des histoires de cette façon.Inherent Vice appartient à la longue tradition des films sur Los Angeles. Est-ce qu’on filme différemment la ville quand on y est né ? Ou est-ce que L.A. reste par-dessus tout un territoire de cinema, même pour les gars du coin comme vous ?Question complexe. J’ai passé ma jeunesse devant Chinatown, et je dois bien reconnaître que ma perception entière de la ville a été déterminé par ce film – qui, je vous le rappelle, a été réalisé par un Polonais ! Je pourrai prendre des centaines d’autres exemples, de Sunset Boulevard – réalisé par un Autrichien – à Drive – réalisé par un Danois. Pas besoin d’être de L.A. pour y tourner de grands films. Regardez George Lucas : il n’a jamais été sur Tatooine mais la description qu’il en donne est plutôt excitante, non ? C’est le pouvoir du cinéma : j’ai appris à vivre dans cette ville, à la comprendre puis à la filmer, grâce à des films tournés là-bas par des étrangers. Mais votre regard doit être différent, non ?Après, oui, bien sûr, il y a ta propre expérience qui se mêle à la cinéphilie. Dans les années 80 et 90, j’ai commencé à être déprimé par l’image de la ville que renvoyait la majorité des films. On y voyait toujours les mêmes lieux : Venice Beach, Beverly Hills, Rodeo Drive…Mes potes et moi, ça nous rendait dingues, parce que ça ne reflétait en rien notre quotidien. Mon désir de faire du cinéma vient en partie de là, de cette volonté de montrer la réalité de ma vie dans la San Fernando Valley. J’imagine que les Parisiens s’arrachent les cheveux quand ils voient un plan de la Tour Eiffel au cinéma. Et bien moi, c’est pareil, mais avec les palmiers. Ma règle d’or sur Boogie Nights était la suivante : « No fucking palm trees ! »>>> Les scènes les plus dingues de Paul Thomas AndersonPynchon a beaucoup écrit sur la Californie, mais il vient de la Côte Est…Oui, encore un outsider qui a décillé mon regard sur la ville. Pynchon est un grand « California rider ». Le cliché le plus rebattu sur L.A., c’est de dire que c’est un lieu de perdition, gouverné par la vanité et la perversité. Tout ça est d’ailleurs absolument vrai, mais ça a été dit tellement de fois que je ne voyais pas l’intérêt d’en rajouter une couche. Pynchon, lui, parle de L.A. comme personne. Il a écrit des pages sublimes sur le sujet. Il y voit des choses que les autres ne voient pas.Tout le début de votre carrière, de Boogie Nights à Punch-Drunk Love, a été placé sous le signe d’Altman. J’ai l’impression qu’à partir de There will be blood, vous avez commencé à échapper à son influence. Et là… Une intrigue à la Chandler, les 70s, un détective super cool : vous vous retrouvez à empiéter à fond sur le territoire du Privé. Vous le faites exprès ?Ah ah ! Non, mais ça prouve une chose : Altman a couvert un spectre de cinéma tellement large que quoi que tu fasses, tu te retrouves presque inévitablement à suivre ses traces. La vérité, c’est que j’ai surtout cherché à oublier Le Privé. Pas pour tuer le père, échapper à l’ombre de mon mentor ou je ne sais quoi. Le film est dans mon ADN, je le connais par cœur, impossible de faire comme s’il n’existait pas. C’est comme The Big Lebowski : j’adore ce film, à quoi bon refaire quelque chose qui a déjà été fait à la perfection ? C’est juste que je ne me plaçais pas sur ce terrain-là. Dans Inherent Vice, la detective story n’est qu’un prétexte. Une manière de mettre en branle l’intrigue et de suivre ce personnage, Doc Sportello, de l’observer déambuler dans le monde. De mettre en scène ses réflexions sur les relations humaines, l’amour et l’Amérique. C’est ce que fait Pynchon dans son livre et ma véritable ambition, ici, c’était ça : la fidélité à Pynchon.Depuis quelques films, la logique pure semble avoir de moins en moins d’importance pour vous. Vous privilégiez la poésie, les associations d’idées… C’est OK pour vous si les spectateurs se sentent parfois un peu largués en sortant de la salle ?Ça me va. La logique au cinéma ne devrait pas prendre autant de place que ça. Ce que je m’interdis en revanche, c’est de trahir la logique émotionnelle. Beaucoup de ces réflexions s’articulent au moment du montage. Quand on conçoit un film, on doit en passer par la logique, c’est obligé, on doit se poser la question de savoir comment on va du point A au point B. Mais une fois dans la salle de montage, on peut tout mettre sans dessus dessous. C’est le moment où la logique émotionnelle prend le dessus, où on trouve le vrai feeling qu’on communiquera au spectateur. Et le public acceptera tout du moment qu’il est impliqué émotionnellement.Ça vous arrive de tourner une scène sans être très sûr du sens qu’elle a ?Ça peut arriver, dans des moments de relâchement, de fatigue, en fin de journée. Quand on a envie d’expérimenter. Ou quand on se sent très sûr de soi. Mais c’est quand même dur de se permettre ce genre de choses, surtout quand Joaquin est dans les parages. Il passe son temps à poser des questions, il faut bien que j’ai des réponses à lui donner !Vous avez dit que vous souhaitiez qu’Inherent Vice « ressemble à une chanson de Neil Young ». Vous avez aussi cité comme influence esthétique un film tourné par Young dans les 70s, Journey through the past. Le look de Phoenix, ces rouflaquettes géantes, c’est un hommage à Neil Young ?Hum… Pas vraiment, non. Vous connaissez The Fabulous Furry Freak Brothers ?Non.C’était un comic strip très populaire de la fin des sixties, publiée dans la L.A. free press de l’époque. L’histoire de trois frangins qui passent leur temps à essayer de trouver de la drogue. Il y avait Freewhelin’ Franklin, Phineas Phreak et Fat Freddy. Un mélange d’aventures rigolotes façon pieds-nickelés et de considérations philosophiques sur la dope. Fat Freddy trouvait par hasard un sachet de coke, il le posait sur le rebord de la fenêtre et tout s’envolait à cause d’un courant d’air, ce genre de trucs… C’est vraiment génial. Grosse, grosse influence sur Inherent Vice. J’ai donné ça à lire à Joaquin. Jetez-y un œil, je suis sûr que ça vous plairait.Interview Frédéric FoubertInherent Vice est actuellement dans les salles
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