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On l'a souvent décrit comme un ogre boulimique, un artiste total capable de mettre en scène Mozart avant d’adapter Hadley Chase. De monter une pièce de Koltes trois fois de suite et à chaque fois différemment. Avec Patrice Chéreau s’éteint l’un des plus grands metteurs en scène français. Un homme de théâtre, mais pas seulement.Né en 1944, Patrice Chéreau commence sa carrière sur les planches à la fin des années 60 dans un théâtre encore marqué par les soubresauts de 68 et sa radicalité politique. Mais très vite, la force de Chéreau, son obsession pour les décors et ses lectures de textes audacieuses séduisent… et l’imposent. Il passe par le Piccolo Teatro de Milan avant de prendre la tête du Théâtre National Populaire de Villeurbanne avec Roger Planchon au cours des années 70. Marlowe, Marivaux, Shakespeare : Chéreau se fait la main sur des textes classiques avant de s’envoler pour les Amandiers de Nanterre dont il devient au début des années 80 le directeur. Il en fait son labo, un lieu d’expérimentation formidable où il montera un répertoire plus contemporain - avec Duras et Bernard-Marie Koltes notamment. C’est à Nanterre, définitivement, que Chéreau s’impose comme un génie de la mise en scène contemporaine. Puissance opératique de son univers esthétique, originalité de l’interprétation des oeuvres, radicalité de sa direction d’acteurs (il dirigea Valeria Bruni Tedeschi, Vincent Pérez, Marianne Denicourt…). Tout est là, percutant, engagé. A vif : normal puisque pour lui tout passait par le corps qu’il mettait à rude épreuve et dont il essayait de casser les réflexes – un peu comme Mnouchkine à la même époque de l’autre côté de Paris, à la Cartoucherie. Cette audace, cette soif de révolution, se retrouvent évidemment dans son répertoire. Si l’homme se découvre quand il se mesure à l’obstacle, alors Chéreau était un géant qui ne craignait rien ni personne. Hamlet et Danton, Mozart et Wozzeck, Koltes et Wagner (pour la tétralogie dirigée par Boulez)… il aura tout fait, tout joué, tout mis en scène avec la même ardeur.Du théâtre au cinémaMetteur en scène de théâtre, mais fou de cinéma (« Enfant je n’allais jamais au théâtre, toujours au cinéma (…) depuis toujours la forme de spectacle que j’ai toujours privilégiée, ce sont les films » confiait-il au début des années 2000), Chéreau à partir des années 70 s’essaie à la réalisation. Commence alors entre l’artiste et le cinéma une relation complexe, ambiguë et passionnée. Chaque film, de celui qui est l'un des plus grands metteurs en scène de théâtre, tournait inévitablement à l'examen de passage. Et ce n’est que progressivement qu’il réussit à devenir (véritablement) cinéaste. Un cinéaste du coup naturellement hanté par la spécificité du medium et qui se sera finalement posé une seule question en passant au grand écran : comment devenir metteur en scène de cinéma ? Comment utiliser l’image ? Parmi ses modèles, on trouvait beaucoup de metteurs en scène de théâtre reconvertis : Luchino Visconti, Ingmar Bergman et Elia Kazan notamment. Mais il aura fallu que Chéreau se débarrasse de sa théâtralité pour atteindre une liberté et une maîtrise artistique totales. « Un journaliste disait « quand on voit qu’il était si bien au théâtre et qu’il nous emmerde à faire du cinéma » ca m’a pourri la vie ». C’est sans doute pour ça qu’il essayait de traquer la spécificité du 7ème art. « C’est comme les coureurs expliquait-il en 2001 : on ne s’entraîne pas de la même façon pour un 100 mètres et pour un 1000 mètres. C’est toujours de la course, ou de la mise en scène, mais c’est une autre énergie ». Chéreau aura mis du temps à la trouver cette énergie, et à bâtir son langage cinématographique. Il suffit de revoir quelques plans de son premier film, La Chair de l’Orchidée pour comprendre qu’il copiait Welles (la caméra de plus en plus bas pour filmer le plafond) ; revoir L’Homme blessé aujourd’hui pour sentir tout ce qu’il doit à Fassbinder et Douglas Sirk. Visionner Hotel de France pour déceler la filiation entre ce film et le Down By Law de Jarmusch (les plans fixes) ou les chefs-d'oeuvre de Bergman. C’est avec Le Temps et la chambre (un petit film Noir et Blanc) qu’il s’affranchira de toute référence : « là, j’ai compris. Je voyais le plan, je voyais le cadre et la transposition… »Le roi ChéreauL’année suivante c’est La Reine Margot, son meilleur film. On attendait un grand récit d’aventure avec un casting en or massif (Adjani, Auteuil, Anglade...), mais Chéreau réalise une fresque angoissante, proche de ses mises en scène de théâtre les plus dures. Hybride fascinant entre ses obsessions auteurisantes (le massacre de la Saint-Barthélemy, qu’on retrouve dans l'une de ses premières mises en scène, le Massacre de Paris de Marlowe) et son ambition populaire et opératique (Wagner),Margot fut récompensé par deux prix à Cannes (prix du Jury et prix d’interprétation féminine) et 5 César en 95 (meilleure actrice, meilleur second rôle masculin, meilleur second rôle féminin, meilleure photo et meilleurs costumes). Et marqua vraiment la naissance d'un cinéaste.Un triomphe et une reconnaissance renouvelés quatre ans plus tard avec Ceux qui m’aiment prendront le train (3 César), où tout le désespoir, la frénésie et l’hystérie, palette des sensations du cinéaste, sont mis à nus. Bouleversants pour les uns, irritants pour les autres, Ceux qui m’aiment... imposait le cinéma baroque de Chéreau une bonne fois pour toutes. Suivront quatre films d'amour et de mort, de plus en plus crépusculaires : Intimité (folle histoire d'amour scénarisée par Hanif Kureishi et tournée en anglais), Son Frère (adaptation d'un roman de Philippe Besson, déchirée par l'urgence, la colère et un sens clinique de la mise en scène), Gabrielle (dissection des déchirements d'un couple avec la reine Huppert) et Persécution (histoire d'amour-haine entre Romain Duris, Charlotte Gainsbourg et Jean-Hugues Anglade).Patrice Chéreau aimait citer le producteur Jean-Pierre Rassam : « Quand tout le monde aura compris que le cinéma ça se fait avec un seul œil, et qu’on ferme l’autre… ». Ce soir Patrice Chéreau vient de fermer le deuxième et le cinéma comme le théâtre sont en deuil.Gaël Golhen