Ils se sont connus au tout début des années 90, au cœur de la grande époque de Canal+. Et la conversation entamée ce jour-là ne s’est interrompue que le 18 janvier 2021, à la mort de Jean-Pierre Bacri. Un an déjà que Pierre Lescure plongeait pour Première (n°516) dans ses souvenirs où Dr Dre côtoie Lubitsch, The Roots, les César et le PSG.
Par Thierry Cheze.
En hommage à Jean-Pierre Bacri, trois films à (re)voir sur France.TVL'émotion est encore plus que palpable dans sa voix quand, quelques jours après la disparition de son ami de trente ans, Pierre Lescure accepte de nous parler de « son » Jean-Pierre Bacri. Une amitié nourrie entre autres par ces rendez-vous du dimanche soir avec une bande resserrée de potes – comme un rituel auquel nul n’aurait songé à déroger – à regarder du foot, écouter de la bonne musique, échanger sur le dernier film vu et refaire le monde. En cette après-midi de fin janvier, on perçoit chez lui le bonheur d’avoir pour toujours en mémoire ces moments uniques comme la douleur encore vive qu’ils appartiennent définitivement au passé.
PREMIÈRE : Vous vous souvenez de votre première rencontre et vraie discussion avec Jean- Pierre Bacri ?
PIERRE LESCURE : Ça remonte au tout début des années 90. Jean-Pierre était l’invité des Nuls, l’émission. À Canal, on travaillait beaucoup, mais on mettait aussi du cœur à réussir nos fêtes après avoir bossé. Et ce samedi soir-là, on a échangé sur un sujet vraiment essentiel : le jambon persillé ! (Rires.) J’avais indiqué à Agnès [Jaoui] et Jean-Pierre une adresse rue Dauphine qui vendait le meilleur que j’avais jamais mangé. J’ai alors immédiatement noté le sourcil levé de Jean-Pierre. Et le lundi, je leur ai fait livrer un énorme saladier dudit jambon persillé. Le fait que je sois passé à l’acte… et que je n’avais pas menti sur la qualité a dû compter : on pouvait discuter avec moi! (Rires.) Ce dialogue s’est perpétué pendant plus de trente ans. On ne s’est jamais perdu de vue…
Quel regard portiez-vous sur lui avant de le connaître?
J’aimais que rien ne soit jamais simple dans ses interprétations. Jean-Pierre a quelque chose dans le regard qui n’appartient qu’à lui. Et cette gueule. C’est rare d’avoir un visage aussi lisible et complexe à la fois. Puis, peu après le début de notre amitié, pour moi qui ai toujours été un fou de théâtre, me retrouver devant Cuisine et dépendances puis Un air de famille reste un souvenir inoubliable. Il y avait tout dans ces pièces : la profondeur des personnages, un regard aiguisé sur notre société, du désespoir comme un désir fou de vivre, de la mélancolie comme de l’exubérance. Avec au-dessus de tout : la rigueur insensée du texte. Pour moi, Jean-Pierre et Agnès étaient les Jean Vilar modernes. Avec l’humour en plus. Et au fil du temps, ces pièces sont devenues des classiques. J’ai revu ces derniers jours leurs adaptations au cinéma. Rien n’a vieilli, rien n’est daté. Ils ont écrit des créations intemporelles.
Il échangeait avec vous pendant qu’il écrivait ses pièces ou ses films. Il vous racontait où il en était ?
Jean-Pierre ne racontait jamais ses projets, il les travaillait avec Agnès. En revanche, ils m’ont parfois demandé de venir échanger autour d’une anecdote que j’avais pu leur raconter sur une relation de pouvoir avec tel ou tel acteur important de l’environnement de Canal.
Vous avez un exemple ?
Je me souviens d’un gros actionnaire de Canal qui avait cru très habile de m’expliquer à quel point il tenait à avoir dans ses atouts… ma liberté. Une des phrases tout en fausse humilité les plus capitalistes et stupides psychologiquement que j’ai pu entendre. Et quand Jean-Pierre et Agnès ont imaginé dans Comme une image un personnage d’écrivain renommé et ses relations de pouvoir compliquées avec sa maison d’édition, ils ont eu envie de reparler avec moi de cette phrase. Nos échanges sur leur travail se concentraient donc sur des détails vraiment très précis.
Mais le cinéma était-il au centre de vos conversations amicales ? Ou parliez-vous justement de tout sauf de ça ?
On ne parlait jamais « boutique »… mais tout le temps de cinéma! Pas une soirée sans échanger sur un film qu’on avait découvert ou revu. Jean-Pierre pouvait ainsi parler pendant une heure de The Shop around the Corner et de ceux qui s’en étaient inspirés, comme du pourquoi et du comment de la supériorité de telle saison par rapport à telle autre dans une série qu’il adorait. Il y avait chez lui l’amour de l’observation du travail. Dans le théâtre, le cinéma, les séries comme la littérature et la musique.
Il était, d’ailleurs on le sait peu, grand admirateur et connaisseur de rap…
Quand on regardait les matchs avec notre petite bande, on coupait le son pour laisser tourner la playlist de Jean-Pierre où régnait en effet une vraie culture rap. East Coast, West Coast. Il maîtrisait sur le bout des doigts toutes les filiations à l’intérieur des différentes familles de rap. On écoutait Dr Dre et il pouvait te donner la liste de ses meilleurs featurings à écouter toutes affaires cessantes. Il avait cette connaissance-là car il avait gardé en lui le souvenir de l’émotion de la première écoute de ces rencontres. Idem pour sa passion pour les Roots. Le fait qu’ils soient capables de faire du jazz, du rap, de la soul et du rythm’n’blues tout en s’appropriant de grands standards américains représentait pour lui le summum de l’expression créative.
Et Bacri supporteur de foot ?
On a évidemment eu des émotions profondes à de nombreux matchs du PSG parce qu’on était parisiens. Mais quand l’adversaire était meilleur et qu’on avait vu un grand match, on était heureux… même si on avait perdu! Pas parce qu’on était au-dessus des supporteurs : comme eux, on a pleuré notre mère après la remontada à Barcelone, incapables d’échanger le moindre mot pendant une heure. Mais parce que rien n’était au-dessus du bonheur du jeu, quelle que soit l’équipe.
En 2018, il est le grand favori pour décrocher le César du meilleur acteur avec Le Sens de la fête. Mais ce soir-là, il repart bredouille de Pleyel. A-t-il évoqué ce moment avec vous ?
Ce soir-là, je suis assis dans la salle et j’éprouve une profonde tristesse car Le Sens de la fête exprime pour moi toute la beauté de ce qu’est une famille de cinéma à travers cette équipe d’organisateurs de mariages. Mais aussi parce que Jean-Pierre nous avait tellement parlé du bonheur qu’il avait eu à travailler avec Éric [Toledano] et Olivier [Nakache], à jouer avec Jean-Paul [Rouve], Gilles [Lellouche], Eye [Eidera], Alban [Ivanov] et les autres. Or j’avais retrouvé à l’écran tout ce qu’il m’avait raconté de ce processus de fabrication exaltant. Jean-Pierre était vraiment au cœur de cet orchestre flamboyant et, sur le moment, je ne comprends pas comment le César a pu lui échapper. Alors, en sortant de Pleyel, au lieu d’aller au traditionnel dîner, je décide de rentrer chez moi. Je me commande un taxi quand soudain, une main vient se poser sur mon épaule. Celle de Jean-Pierre ! Il me propose d’aller bouffer. On se retrouve dans un de nos restos préférés. Comme toujours, c’est lui qui a commandé le vin. Rouge. On a mangé ce qu’on aimait. Puis il m’a raccompagné chez moi. Et je vous promets que pas une seconde dans la soirée, sinon dans un échange de regards, on a évoqué les César. De toute façon, qu’aurais-je bien pu lui dire ? « Je suis désolé » aurait été médiocre. Et qu’aurait-il bien pu me répondre?
Dans les interviews que Jean-Pierre Bacri a données tout au long de sa carrière, il était souvent question de la mort. Cela vous surprenait qu’il en parle autant ?
Je pense que cette question venait spontanément aux journalistes. Car en regardant ses films, on pouvait facilement imaginer que les personnages qu’ils avaient écrits et dialogués avec Agnès devaient avoir réfléchi à la mort. Et Jean-Pierre y répondait car ce sujet l’habitait. Je pense que la vie de son père, qui avait encaissé des coups, risqué sa peau à Monte Cassino sans avoir été reconnu à la mesure de sa noblesse, a de tout temps poussé Jean-Pierre à penser à la vie dans sa globalité. Donc à la mort.
S’il n’y avait qu’une image à garder de vos trente ans d’amitié ?
Un comédien, tu aimes observer ses yeux quand tu te retrouves face à lui. Car tu es touché par le fait qu’il te donne des regards qui t’ont tellement bouleversé dans ses films. Je pense notamment à ceux où il apparaît solitaire à l’écran comme dans La Vie très privée de Monsieur Sim ou Grand Froid et à l’intensité qui émane de lui à chaque plan. C’est incroyable tout ce que cet homme de troupe arrivait aussi à exprimer seul. Or, dans la vie, avant de parler, Jean-Pierre observait toujours beaucoup. Et le fait qu’il m’ait si souvent offert la beauté de ce regard-là en tête-à-tête restera à jamais un cadeau inestimable.
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