L’écrivaine signe avec Une famille son premier long-métrage de réalisatrice, un exercice de libération de la parole autour de son drame personnel. Entretien.
Si on met de côté ses incursions en tant que scénariste pour Claire Denis (Un beau soleil intérieur, Avec amour et acharnement…), d’actrice voire de coréalisatrice pour Laetitia Masson (Emmenez-la, Pourquoi (pas) le Brésil ?), ce Une famille tiendrait presque du coup d’essai pour Christine Angot tant il apparaît émancipatoire. Un coup d’essai dont la parfaite maîtrise et la vitalité forcent l’admiration. L’autrice y fait montre d’une compréhension totale du geste cinématographique dans sa façon de restituer une parole, de sonder le pouvoir de l’incarnation et d’explorer la vertu discursive du montage… Elle n’en oublie pas pour autant le sens du spectaculaire. Une famille commence très fort. Une rue dans un quartier résidentiel chic de Strasbourg. Tout apparaît ici assoupi. Christine Angot ne l’est pas. Tendue, elle trépigne, hésite… Son corps électrise immédiatement le cadre. Après moult hésitations, Angot se décide enfin à frapper à la bonne porte et d’entrer sans y être forcément invitée. Où ? Dans l’appartement de sa belle-mère, la dernière femme de ce père qui l’a violé à partir de ses treize ans. Si l’homme est mort il y a bien longtemps (en 1999), sa veuve vit toujours. Christine Angot veut se confronter à cette dame qui n’a jamais cherché à la rencontrer, l’interroger sur cet inceste que l’autrice ne cesse de questionner à travers une œuvre dont on dira pour faire court, qu’elle est autofictionnelle.
Christine Angot a d’abord sonné, annoncé sa présence via un interphone, avant de se retrouver sur le palier et de mettre le pied en travers de la porte pour éviter qu’elle ne se referme. Elle impose non seulement sa présence mais aussi celle de sa caméra, ange scrutateur qui reconfigure tout. Dans l’intérieur coquet qui se dévoile par effraction, la belle-mère sidérée par la brutalité du moment, est prise au dépourvu. La cinéaste assume. Cette intrusion produit pour le spectateur une impression paradoxale, celle de ne pas être tout à fait à sa place (que fait-il au milieu de ce déballage familial non consenti ?) et pourtant ressent viscéralement la légitimité de sa présence, sa pleine nécessité (sans elle, pas de film !) Passé ce coup d’éclat, le film ne se pose pas. Angot, alerte, poursuit sa quête d’une parole qui fait souvent défaut dès lors qu’une chape de plomb assourdi un drame que chacun voudrait enfouir. Christine Angot libère cette parole par la force mais pas seulement. « Il faut savoir écouter pour être à son tour entendue », nous confie-t-elle lors de cet entretien feutré dans l’atmosphère au confort suranné du bar de La Tour d’Argent à Paris.
Quel pouvoir conférez-vous au cinéma par rapport à la littérature ?
Christine Angot : Le cinéma est une chose que vous ne faites pas seule. Cela implique des décisions, des discussions, des emplois du temps qui tranchent avec le geste d’écrire, plus simple, du moins dans le choix de son exécution. Ecrire c’est construire sa propre maison, y habiter plusieurs années sans forcément avoir de compte à rendre à personne. A partir du moment où vous n’êtes plus seule dans la création, votre rapport au secret change. Au cinéma, le réel est agencé d’une autre façon. Même s’il y a l’écran qui nous sépare de ce qui est représenté, le spectateur a un sentiment plus fort de réalité. Les mots sont différents des images bien qu’eux aussi cherchent à retranscrire la vie sans chercher à la travestir. C’est en tout cas ce qui m’intéresse dans la création, pas de partir dans des délires.
Le geste que vous entreprenez ici apparaît non prémédité, spontané, ce qui n’est pas forcément l’apanage du cinéma qui obéit à des contraintes…
On n’est jamais sûr de rien. On espère que quelque chose va se produire, qu’un échange avec l’autre va advenir et surtout que je vais, moi, trouver les mots qui conviennent. C’est à ce prix que l’inattendu peut surgir. Pour cela, je dois d’abord être surprise moi-même. Avec ce film je n’ai pratiquement rien préparé, tout au plus une amorce de question pour lancer la conversation et encore dans la plupart des cas je ne l’ai pas posée. Je me devais d’être dans le moment présent avec la personne face à moi. Et pour être dans ce présent, je ne pouvais pas débarquer avec un tas de dispositifs, de directions… Je cherchais du vivant.
Au cinéma ce « vivant » passe principalement par l’incarnation, la présence palpable des corps à l’image. C’est l’une des grandes différences avec la littérature…
Les personnes qui apparaissent dans mon film n’étaient pas dans le cinéma, au sens où elles n’étaient pas préparées à cette incarnation. Il a fallu qu’elles acceptent cet exercice. Prenez ma belle-mère, d’abord rétive, elle a fini par comprendre que j’avais besoin de la caméra pour que notre conversation ait lieu. Il était hors de question que je sois seule avec elle.
En quoi la présence d’une caméra était-elle nécessaire ?
Lorsque sur le pas de la porte, je dis à la caméra : « Vous entrez ! » Je m’adresse à mes deux opératrices mais aussi aux spectateurs. A ces spectateurs que je ne connais pas. Le pouvoir du cinéma est là. Celui qui regarde a cette impression magique de voir le réel sous ses yeux, d’oublier le cadre, les intentions, le montage… Lorsque j’écris un livre, chaque virgule est pesée, là, il y avait une part d’immédiateté, les choses se décidaient sur le moment. Comme dans le réel justement.
Au cinéma, les personnes face à vous, peuvent vous renvoyer la balle…
Exactement ! La surprise tient dans la façon dont cette balle va être renvoyée. Il est impossible de l’anticiper. Durant ce tournage, c’est l’immédiateté qui primait. Etant moi-même dans le cadre, donc active, il pouvait m’arriver de passer à côté de quelque-chose. Le montage allait me permettre une autre écoute. Mon travail de mise en scène a été de rendre audible la parole reçue, de retirer les hésitations superflues sans l’altérer. La parole ce sont des vagues. Il n’y avait pas la nécessité de les reproduire toutes.
Une famille, on l’a dit, commence par une scène choc. Si vous ne l’aviez pas obtenu, auriez-vous quand même continué votre film ?
Bien sûr ! J’aurai fait autrement, autre chose. L’intention de départ était de me rendre dans les endroits de Strasbourg liés à mon père. D’aller à l’adresse où durant mon enfance je lui envoyais mes lettres, au Conseil de l’Europe où il a travaillé… Je voulais revoir la rue où il habitait. Sur ces images-là, j’aurais posé ma voix, utilisé des phrases d’un livre… L’idée était de voir si ces lieux-là avaient quelque chose à me raconter, à nous raconter, à leur raconter de ce que j’ai vécu, de l’inceste. Est-ce que cette histoire, cette douleur, se voit dans une rue vide ?
Ce qui se voit, c’est votre extrême nervosité…
… Voilà ! C’est visible, palpable. C’est ensuite que j’ai pris la décision d’entrer chez ma belle-mère… Il n’y avait rien de prémédité.
Autre séquence importante, vos face-à-face avec votre mère…
Le montage a effacé la majeure partie de notre premier entretien. Cela ça voit à l’image. Ma mère était en difficulté, ne racontait rien, pire, n’était pas juste, pas vrai. Elle se mentait à elle-même. Ça devenait un spectacle sans intérêt. Pour reprendre la formulation du début du film, la caméra n’avait pas à « entrer ». Quelques temps plus tard, je suis retournée la voir à Montpellier où elle habite. Elle m’a alors confié ce carnet écrit pendant la lecture de mon livre Le voyage dans l’Est (2021). Arrivée à Paris, je découvre ce qui est écrit. Je trouve ça beau, ça me touche. Il y a une vérité. Je décide donc de filmer à nouveau ma mère pour sauver cette première rencontre. Je prends le carnet dans mon sac avec l’idée de possiblement le sortir pendant la conversation et lui demander d’en lire un extrait. Personne à part moi n’était au courant. Je voulais que nous vivions un moment inattendu. Ce jour-là, ma mère lit avec émotion. Comme je ne veux pas la laisser pleurante, je lui offre la possibilité d’une autre lecture. Elle a déjà installé une distance vis-à-vis du texte.
C’est de la narration pure… Si avec votre mère vous pouviez faire d’autres prises, avec votre belle-mère c’était inenvisageable...
Compte tenu de la distance que cette famille s’est autorisée à mettre entre eux et cette histoire qui pourtant les concerne largement, il était impossible de les mettre dans une autre position que celle-là. J’ai donc forcé la porte. Je précise que sur les incestes la porte est toujours fermée. C’est pour ça qu’au moment où elle s’entrouvre, je ne peux pas la laisser se refermer.
Vous évoquez « un manque de pudeur » de la part de cette famille… Où se place la pudeur quand on se filme soi-même dans des situations intimes ?
Elle se loge dans ma manière de filmer ou d’écrire... Ce qui est impudique c’est d’étaler des choses sans se soucier du regard extérieur. Je sais à qui je m’adresse, à tout le monde potentiellement. Lorsque je questionne ma belle-mère, je m’adresse aussi à vous spectateur. Le pacte c’est : « Regardons, écoutons ce qu’une personne dans sa situation a à nous dire. » Prenez la séquence d’archive où mon ex compagnon me demande pourquoi je filme, pourquoi j’aime ça, pourquoi je n’ai pas l’impression de perdre mon temps. Je lui réponds : « Non, car j’ai deux regards : le mien propre et celui de moi, Christine, en train de faire un film. » Celle qui filme est une autre personne. J’essaie de l’habiter. Ce double regard m’intéresse.
On note aussi votre capacité à questionner, à faire jaillir chez l’autre une parole...
Je me contente d’écouter et donc de comprendre ce que la parole de l’autre me raconte. J’essaie aussi de voir où cette parole peut m’emmener. Je navigue en écoutant, j’interroge en permanence. Je n’ai pas de liste de questions à ma disposition, ce n’était pas sécurisant. Ecrire, c’est entendre. Filmer aussi. Il faut savoir écouter pour être à son tour entendue.
Une famille de Christine Angot. Dist. Nour Films. Durée : 1h22. Sortie le 20 mars.
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