- Fluctuat
Todd Solondz aime bousculer les convenances du récit, choisir des sujets scabreux voire casse-gueule et les traiter de façon surprenante. Avec Palindromes, il reste dans la veine qui a fait sa renommée : toujours aussi doué pour surprendre, il affiche une intelligence et une maîtrise de la forme tout à fait remarquables.
Découvrir un film de Todd Solondz implique une certaine souplesse. Il faut savoir abandonner ses idées préconçues, mettre la norme aux oubliettes et s'accommoder des virages de la morale tout en gardant l'esprit grand ouvert.Aviva, ainsi, est une jeune fille de 12 ans qui rêve de devenir mère. Déterminée, elle parvient à tomber enceinte grâce à un adolescent obèse. Hélas pour elle, ses parents l'obligent à avorter. Apprenant qu'elle ne pourra plus avoir d'enfants, elle fugue et se perd dans un monde peuplé d'êtres étranges et malsains, reflet d'une Amérique malade que l'auteur continue de disséquer sans aucune complaisance ni compromis.Au départ, la surprise la plus évidente provient de l'héroïne. Elle est interprétée par sept actrices, et un acteur(!), aussi dissemblables que possibles (noire, blanche, grasse, anorexique, pré-pubère ou avec un "vécu"). Pourtant, passé un temps d'adaptation, le procédé fonctionne et contribue à nourrir le propos. En effet, on peut d'abord penser que l'adolescence, thème cher à l'auteur, s'incarne ici sous le signe de la transformation propre à cet âge. Mais il est plus évident encore de constater qu'il n'y a que la figure, le masque qui évolue. Les traits de caractère d'Aviva, eux, ne se modifient pas. Or le changement impossible est le thème central de cette oeuvre. C'est aussi une manière de tendre vers l'universalité. L'héroïne, victime dans la représentation de ses désirs d'une société gangrenée, peut donc être n'importe qui et tout le monde à la fois.Alice au pays des horreurs
Ce jeu avec les acteurs, souligné par un découpage en chapitre qui rappelle les livres pour enfants, crée une atmosphère de sourde étrangeté qui n'est pas sans évoquer les contes. Un conte à la sauce Solondz, bien épicée donc. Trop pour certains qui risquent d'être remués par quelques passages particulièrement gratinés. Il est acquis que chaque séance aura son lot de départs précipités. Car Aviva ressemble à une "Alice au pays des horreurs" qui serait passée de l'autre coté du miroir lisse et poli de l'Amérique politiquement correcte. Au cours de son périple, elle découvre une galerie de monstres, physiques ou moraux, qui semblent, à tour de rôles, incarner les multiples tares de cet effrayant pays. Ainsi, quitte-t-elle une famille qui n'accepte pas ses choix pour une autre qui, elle, n'en opère jamais aucun : la religion s'en charge. La première famille tue les foetus, la seconde les médecins avorteurs. Le titre fait écho à cette immuabilité des comportements : un palindrome est un mot (ou une phrase) qui peut se lire dans les deux sens, comme le prénom "Aviva", mais plus encore, comme la vie telle que la montre Todd Solondz.Ses thèmes de prédilection, tels la perversion, le handicap ou le sexe, sont toujours présents. Beaucoup moins heurté que dans Storytelling, il arrive ici à joindre, en un mouvement fluide, des éléments forts et disparates, grâce à une belle maîtrise formelle. En parallèle, il continue à battre en brèche les stéréotypes, à renverser les rôles, les valeurs et les attentes du spectateur.Choquer pour réveiller les esprits
Son objectif est de choquer pour réveiller les esprits. Il y parvient en montrant les travers d'une société et les perversions des individus comme des faits simples et naturels. Cependant, si tout le monde est coupable, personne n'est vraiment condamné. Solondz peint ses personnages comme les simples produits de cette société en déliquescence. Pourtant, le plus déstabilisant ne réside pas dans les thèmes développés mais plutôt dans leur traitement. En effet, il filme de très beaux moments, émouvants, avec une matière d'habitude choquante - la pédophilie, par exemple. Ainsi, une scène théoriquement insoutenable peut-elle être réalisée sans aucun effet, arrivant comme par surprise. Et cet effacement de la mise en scène provoque un sentiment de normalité encore plus déstabilisant. A ce moment, c'est un peu comme si Solondz nous glissait à l'oreille, avec un sourire malicieux et sardonique, qu'il ne voit là rien de choquant, juste l'image d'une certaine réalité celle qu'il connaît de sa chère Amérique.Au final, il n'y a qu'un seul reproche à émettre face à cette oeuvre : son cynisme généralisé. Il n'y a pas d'espoir dans cette vision du monde. Pas d'ouverture, pas de solution. A l'image du discours final qu'adresse à Aviva celui qui se pose comme le porte-parole du réalisateur : "Arrêtons de nous leurrer. Il faut accepter ce monde vicié et sa nature. On ne peut changer que les apparences des choses, mais jamais le fond."Toujours aussi farouchement indépendant, Todd Solondz continue donc son bonhomme de chemin. Il questionne et provoque des réactions. Il traite des sujets tabous et conserve cette rare capacité de surprendre en jouant avec l'intelligence du spectateur. Il faut rester en éveil en permanence face à un tel éclatement d'imagination, de créativité et de folie. C'est rare, donc précieux.Palindromes
Un film de Todd Solondz
Etats-Unis, 2004 - 1h40
Avec Ellen Barkin, Jennifer Jason Leigh...[Illustrations : Palindromes. Photos © Diaphana Distribution]
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Palindromes