- Fluctuat
L'affiche est insolite. Sous le titre, un groupe de soldats transporte péniblement un brancard duquel émergent deux pieds tels deux ailes qui aideraient ces militaires à s'extirper de la terre. Cette image, condensé d'une tragédie, résume l'horreur de la guerre et le dilemme des peuples.
La guerre de Kippour commence en Israël le 6 octobre 1973. Dans les villes, les rues sont vides car tous fêtent ce jour du grand pardon. Les amoureux profitent de cette suspension du temps pour se mélanger en couleur, et soudain c'est la guerre, la fin de l'amour et des flâneries dans les rues désertes. Il ne faut pas grand chose pour changer l'image d'une rue vide. Une sirène a retentit et on sent maintenant dans cette même rue déserte toutes les voix muettes qui aimeraient sortir de leur cachette et voir le soleil, le flâneur court, il cherche un abri.Dans Kippour rien n'est filmé par hasard. Comme si le poids de la reconstitution de ces images était décidément trop lourd pour Amos Gitaï et qu'il fallait exorciser la guerre en travaillant à la composition minutieuse de chaque élément. Car le réalisateur a vécu ce qu'il raconte, comme Weinraub, le personnage principal, il a traversé le pays avec son meilleur ami dans une voiture chaotique cherchant à rejoindre son unité pour participer à la guerre.
En 1973 ils ont vingt ans, cette guerre c'est la leur il faut qu'ils en soient, qu'ils puissent être fiers de leur victoire, comme l'ont été leurs frères en 1967. Vivre sur cette terre conquise c'est la défendre. Et quand on part à la guerre, la fleur au fusil, investi d'une mission, on ne pense pas aux morts qui attendent, mais à la puissance des armes, aux ballets des soldats souvent mis en valeur au cinéma. Seulement Kippour n'est pas un film de guerre comme les autres. En suivant ces deux amis, on est amené petit à petit à sa dure réalité.Le front est d'abord un lieu mythique à atteindre de n'importe quelle manière. Quand on y est, les balles qui fusent, le bruit du canon et l'urgence de fuir sont implacables : les ennemis sont là, il faut partir sous peine de se faire tuer. Première confrontation avec cette guerre, nos deux héros qui cherchaient la gloire, assistent interdits dans leur véhicule à cette débandade et se voient contraints de se joindre au repliement. La caméra posée sur le siège arrière de la voiture capte toute cette agitation tout en traduisant l'ineptie d'une guerre. L'image est fixe, les bruits violents sont étouffés, et comme au cinéma tout se passe derrière le pare-brise. Comme si Gitaï qui a vécu ces événements soulignait l'artifice : la vraie vie est encore plus impitoyable.
Si le film n'a jamais recours à un quelconque fard hollywoodien, il ne s'inscrit pas non plus dans une veine documentaire ; pas de voix-off non plus qui viendrait appuyer le témoignage, juste des images épurées, soignées à l'extrême, un regard face caméra du personnage autobiographique à la fois témoin de la guerre et interrogeant les spectateurs de l'horreur.Utilisant parfois la métonymie, le réalisateur figure la débandade militaire par deux jeeps qui traversent le champ à toute allure sans perturber la vie des personnages principaux. Images simples et efficaces. La guerre est partout en avant plan comme en arrière plan. Weinraub et Russo qui se sont endormis sur le bord d'une route sont réveillés par un médecin militaire, Klauzner, qui leur demande de le conduire à la base aéronautique de Ramat David pour y sauver des vies. La guerre devient une question d'urgence, une réalité physique qui surgit : les combats et les médecins remplacent les armes et les victoires. Les deux amis décident alors d'intégrer l'unité de secouristes de l'armée de l'air.
Les opérations militaires, les comptes rendus et réunions sont exposés froidement dans le fond d'une salle de classe. Un petit groupe de jeunes soldats inexpérimentés écoute un pilote d'avion qui face caméra leur explique la situation : "On essaie de mettre de l'ordre dans ce bordel et c'est un vrai bordel" dit-il. Pas de plongées, pas d'effets visuels mais un dialogue juste et le dépouillement qui sied au sujet.Weinraub et Russo forment une équipe de secouristes hélico-portée, chargée de rapatrier les blessés des champs de batailles. Première mission, après avoir rêvé de la guerre pendant tout leur voyage, ils s'y trouvent plongés presque trop vite. Dans une tranchée au milieu de nulle part, tous les soldats sont morts. Corps inertes affalés et sans vies, si semblables à leurs sauveurs dans leurs uniformes verts, ils ont perdu toute décence humaine, brûlés et salis par la boue ils sont mort et déjà enterrés, la guerre banalise les morts, il y en a trop et c'est insupportable. Chair à canon inutile, on ne les rapatriera pas parce qu'ils prendraient la place d'un blessé, d'une vie à sauver, ils resteront là au milieu de nulle part. Opération compréhensible mais inacceptable, un secouriste désespéré se débat avec un corps inanimé qu'il veut ramener, son visage et ses yeux sont écarquillés d'horreur, tel un enfant qui refuse de voir le réel.
Pas de mots pour rassurer ou minimiser, des ordres auxquels il faut obéir pour faire face et sauver les vivants. Pas de caméra à l'épaule, des travellings et des plans d'ensemble, au centre desquels les soldats se débattent parfois vainement pour sauver une vie en risquant la leur. Des situations frappées d'absurdité, à quoi cela sert et comment faire face, qui sauver et quand cela s'arrêtera-t-il ? Les journées durent des siècles et chaque jour il faut recommencer."Tu me mets quatre blessés grave de côté, pas de blessés léger." ordonne le médecin contrôlant le rapatriement des corps. Priorité aux vivants à moitié morts, mais lesquels ? Un pansement tâché de boue et un peu de morphine, une main caressante, un brancard salvateur, seuls outils d'une course contre la mort. La victoire et la fin de la guerre ne sont même plus un espoir, seul compte le présent et la survie. Les ennemis ont tous les noms, ceux des balles et des obus, ceux de la boue qui empêche d'avancer, de la pluie ou de la fatalité... Cachés, ailleurs, peut-être même pas en face ils n'importent même plus, pas d'accusation, pas d'étendard, de l'autre côté du front, les mêmes jeunes gens tombent, et les mêmes idéaux commandent les batailles, nous sommes dans le Golan.Pas de mots inutiles, pas d'images dramatisantes, pas de montage galvaudé, le réalisateur prend le temps des choses pour les filmer. Juxtaposé aux sentiments d'urgence provoqués par la guerre, le fait de filmer l'action sans montage, dilate une situation pénible dont on a envie de connaître la fin. L'image d'un hélicoptère menacé des balles ennemies décollant lentement d'un champ de bataille devient un vrai supplice.
Le spectateur est laissé sans indice, pas de musique prévenant de l'issue d'une situation, juste parfois le flap flap régulier de l'hélico qui rythme les manoeuvres et couvre tout autre bruit ou le souffle des soldats pliant sous le poids des corps à transporter, baignés dans un silence étrange et froid.Baptiser un film de guerre Kippour, parler de cette guerre là et non d'une autre, la filmer sans prise de position politique, c'est préférer la réflexion philosophique. Si les soldats évoquent quelque peu le passé du peuple juif, on les voit plus justifier leur engagement militaire, qu'un indice de propagande pro Israël. De ce quatrième conflit israélo-arabe, découleront vingt-sept années de pourparlers de paix toujours sur le point d'aboutir, toujours sur la brèche de l'échec. Kippour, c'est comme un pardon des peuples à eux-mêmes, un appel à vivre ensemble, car mourir ensemble n'a plus de sens tant l'accumulation des corps sans vie est incompréhensible. Amos Gitaï par cette sobre réalisation évoque la Guerre dans son universalité mais semble également évoquer la paix comme seule solution humaine possible. Cela paraît être une évidence, pourtant dans cette région du monde, rien n'est moins stable que l'humain et rien n'est moins sensible qu'une frontière.Kippour
De Amos Gitaï
Avec Liron Lero, Tomer Russo, Juliano Merr
Italie/Israël/France, 2000, 2h03.
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