Première
par Sylvestre Picard
Pardon pour le cliché, mais on sait bien qu'il est très difficile de redescendre après un sommet. Dans le cas de Mamoru Hosoda, il s'agissait de savoir quoi faire après Summer Wars en 2009. Pardon pour le deuxième cliché, mais on a souvent entendu certains artistes japonais dire en interview que la clef est de savoir garder son caractère de débutant : faire chaque œuvre comme si l'on était en face de la première, et que celle-ci soit à la fois commencement et accomplissement. Belle est un (re)commencement pour Hosoda, et un nouvel accomplissement : la somme de ses efforts post-Summer Wars, qui reprend la structure de base de son chef-d'oeuvre pour en faire un upgrade. Quand Hosoda partait dans le territoire du conte qui n'oublie pas le réel (Les Enfants loup, Ame & Yuki), dans le récit initiatique de fantasy (Le Garçon et la Bête) et dans l'ambitieuse chronique familiale à la Pixar (Miraï, ma petite sœur), au fond, c'est comme s'il était à la recherche de Belle : en quête d'un upgrade, à la fois de Summer Wars et d'un de ses films cultes, La Belle et la Bête de Disney (celui de 1991, et pas le remake en live action de 2017).
Belle se déroule au présent, ou dans un futur très proche, en tous cas dans un monde où presque toute l'humanité se branche au réseau social ultime nommé U, immense terrain de jeu qui permet de tout accomplir via un avatar. Suzu, une ado timide vivant avec son père dans un bled de campagne, se réinvente dans U en tant que Belle, une chanteuse pop qui y devient la plus grosse star de tous les temps. Elle va croiser dans U une mystérieuse Bête, traquée par les forces de sécurité du réseau, tout en essayant de dealer avec les problèmes de la vie de tous les jours. Il y aura des tubes pop, des visions de châteaux brisés et de roses fanées, des bastons de superhéros virtuels, et une galerie de personnages « réels » croqués avec un génie et un humour affolants. Ce mélange de vérité sociologique, de mélo familial chialant, de visions mélangeant cyberpunk et fantasy est du Hosoda pur jus -ce qu'essayait d'accomplir Miraï, au fond sa précédente tentative de film-somme, avec son point de bascule entre le réel et un univers virtuel. Comme Neal Stephenson avec le Métavers de son roman de SF fondateur Le Samouraï virtuel, Hosoda montre que la séparation entre les deux est vaine, que tout fait partie de la grande somme de l'expérience humaine. Rien de trop théorique là-dedans : c'est en fait le principe même du cinéma d'animation de pouvoir mettre toutes les choses sur le même niveau de réalité. Belle a beau être nous plonger dans un univers virtuel affolant, il ne perd jamais de vue le réel, en faisant en fin de compte (on ne spoilera rien) de la Bête le masque d'un drame familial très dur. Des visions, du cinéma, du réel, du vrai : Belle est un film-univers, une somme.
Si Hosoda fait somme de son cinéma, il agit également de même avec celui des autres : le Disney du « deuxième âge d'or » (celui du tournant des années 90), le Satoshi Kon de Paprika pour ses visions carnavalesques, le Kōji Morimoto de Magnetic Rose pour sa beauté vertigineuse au bord de la nostalgie... Justement, en parlant de nostalgie, le U de Belle, actuel et vivant, s'oppose à l'Oasis de Ready Player One, matrice cyber qui empilait les jouets de la pop culture dans une vitrine virtuelle vintage et rétro. C'est peut-être l'idée de Belle : que la nostalgie n'est pas irrémédiable, que les fantômes des parents n'ont pas à nous hanter à jamais, et que l'on peut bâtir des mondes artificiels qui ne soient pas assujettis au passé -et donc aux totems geeks des la génération précédente. Alors que Disney, à de rares exceptions près (Encanto, complètement hors clous), se contente de la prudence, de créer ses films comme à partir de codes, de commandes et d'algorithmes balisés, Belle représente l'aventure : le film ne se contente pas juste d'être totalement beau et absolument divertissant, mais de nous montrer la possibilité d'un tout nouvel univers. En 1991, la sublime scène de bal de La Belle et la Bête de Disney animée par ordinateur nous emmenait elle aussi dans un tout nouveau monde, immense et entier (ce que chantera Aladdin ensuite : « A Whole Wide World »). Trente ans plus tard, Belle nous montre une véritable utopie, un futur désirable où tout peut encore être accompli, où nous pouvons encore tous et toutes être des débutants. Du point de vue du cinéma, comme du moral, c'est carrément une bonne nouvelle, non ?