Première
par Thomas Agnelli
A priori, ce film terminal de plus de deux heuressur la vieillesse, la déchéance et la mort avait de quoi oppresser ceux qui, depuis Funny Games, résument grossièrement les oeuvres de Michael Haneke à de la dissertation punitive, soit du sadomasochisme en bobine. N’ayez crainte ! Il a rangé son fouet au placard. Ça peut sembler un peu bêta de dire ça, mais son Amour a l’évidence des chefs-d’oeuvre. Derrière les atours austères d’un mélodrame rance au goût de formol se cache un grand film d’amour à mort. Sans que l’on sache comment ni pourquoi, on est saisis, dès les premières images, par la dramaturgie qui lie les deux personnages et donc les deux acteurs, sublimes : Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva, qui font passer à travers eux des pans entiers de cinéma. Ensemble, ils luttent pour rester debout et conserver un semblant de dignité, se raccrochent aux souvenirs qui flanchent, aux mots tant aimés et sur lesquels ils achoppent désormais. Certes, la cruauté de Haneke est bien là, notamment dans les éprouvants plans-séquences, et se manifeste d’ailleurs dans une scène cauchemardesque assez angoissante. Mais elle ne bride jamais l’altitude tragique, le pouvoir émotionnel d’une histoire déchirante qui parle de tout ce que l’on peut perdre d’important dans une existence : l’amour, que l’on ne rencontre qu’une seule fois ; la passion, en particulier celle de l’art qui permet de s’extraire du réel et de s’ouvrir aux autres ; et la parole, grâce à laquelle tout s’anime et se disloque. Quand Anne/Emmanuelle Riva, alors paralysée, reconnaît et écoute la voix de Georges/Jean-Louis Trintignant, elle revit, à la fois cadavre, jeune mariée et enfant. Chez Bergman, ç’aurait été une maison isolée en pleine nature. Haneke a opté pour un immense appartement haussmannien, royaume de solitude aux portes verrouillées envahi par des souvenirs lointains, des familiers étrangers et des odeurs nauséabondes. Pour la première fois désarmé face aux deux monstres de cinéma qu’il dirige, le cinéaste autrichien de 70 ans n’a plus besoin de se cacher derrière la démonstration lourde, la manipulation formelle, la provocation de surface. Au gré d’un scénario quasi linéaire, il chemine admirablement vers la simplicité, même secrète. À l’instar de son précédent Ruban blanc, déjà palmé d’or, Amour est un fi lm fantastique – au propre comme au figuré – sur l’inconsolable proximité des fantômes.