La saison 2 vient de se conclure. Retour sur cette adaptation encore plus définitive qu’en saison 1 du film des frères Coen : une farce policière jouissive et existentielle, citant aussi bien Ionesco et Camus que The Big Lebowski.
Attention, cet article révèle des éléments capitaux de l’intrigue. Il est préférable d’avoir vu tous les épisodes de la saison 2 de Fargo avant de lire ce bilan.
Pour leur prestation dans la saison 2 de Fargo en petits commerçants transformés en Bonnie and Clyde du dimanche, Kirsten Dunst et Jesse Plemons méritent un Emmy. Mieux, ils devraient recevoir un Molière. Spectaculaire, leur performance en équilibre constant entre tragique et grotesque, est placée sous le direct patronage d’Albert Camus, de Samuel Beckett et d’Eugene Ionesco. Une œuvre de ce dernier en particulier, Rhinocéros, fournit la clé pour comprendre le projet du showrunner Noah Hawley sur cette saison 2.
A history of violence
Ed, le boucher de la petite ville de Luverne joué par Plemons, et Peggy, la coiffeuse campée par Dunst, sont, comme dans la pièce de Ionesco, confrontés à une épidémie de violence qu’ils font mine de ne pas remarquer et qui finira pourtant inévitablement par les contaminer. Un couple d’honnêtes gens ne pensant pas à mal jusqu’à ce qu’une nuit, madame renverse accidentellement un jeune mafieux en voiture, ramène le corps à la maison et arrive à se convaincre, et monsieur avec, que leur vie n’a pas nécessairement besoin de changer. Dès lors, ils rivaliseront d’aveuglement tandis que le monde entier - flics, famille du défunt fatalement très remontée et organisation criminelle concurrente - se liguera contre eux pour les faire glisser dans la barbarie. Au point de changer Peggy en aimable tortionnaire, flippante Misery en tablier de ménagère dans le génial épisode 8.
Le truc avec Peggy et Ed Blumquist, c’est que leur nom de famille à beau sonner scandinave, ce sont de parfaits Américains. Or la violence nous dit Fargo, est une affaire typiquement américaine. Tout comme le fait de vivre dans son déni. L’histoire du pays se résume à une succession de cycles de brutalités escamotés derrière un discours d’unité. Malin, Noah Hawley trouve la justification parfaite au principe anthologique adopté par la série : les crimes de 1979 comme ceux de 2006 ne font jamais que s’inscrire dans une tradition ancestrale de massacres qui remonte pour la région, dit-on, à 1825. C’est-à-dire à une époque où l’Amérique commettait son péché originel : le génocide de ses populations autochtones. Le souvenir de cette tragédie plane sur la saison toute entière, centrée autour du patelin Sioux Falls. Et ce n’est pas un hasard si les références au western sont si nombreuses avec notamment une grande séquence de siège de commissariat évocatrice de Rio Bravo et un Lou, le héros flic joué par Patrick Wilson, explicitement comparé au Gary Cooper du Train sifflera trois fois.
Rotule explosée
L’épisode inaugural de la saison, intitulé Waiting for Dutch, s’ouvre justement sur le tournage d’un vieux western. Entre deux scènes, un acteur grimé en chef Indien espère, comme dans En attendant Godot, l’arrivée de son partenaire, un certain Ronald Reagan, qui se fait désirer. A l’arrière-plan : un champ de bataille uniquement jonché de cadavres de visages pâles, dans la grande tradition de réécriture de l’Histoire longtemps opérée par Hollywood pour faire des victimes les bourreaux et inversement. Reagan - que l’on ne fait pas qu’attendre ici puisqu’on le croise dans une poignée de scènes sous les traits de Bruce Campbell – aura, comme comédien puis comme président, largement contribué à entretenir ce mensonge d’une Amérique aux mains propres, sûre de son bon droit et de sa morale. Mais la mascarade ne date pas de lui et Noah Hawley renvoie dos à dos à l’écran dans une valse de références parfois subtiles, parfois plus appuyées, toute une flopée de grandes figures politiques des Etats-Unis : jumeaux assassins coiffés de chapeaux de quaker, enseigne Rushmore fichée sur le toit d’une supérette, rôle important dévolu à voiture bleue de marque Lincoln, monologues d’un poivrot parano sur le Watergate et les Kennedy.
Heureusement, il y a Hanzee (Zahn McClarnon) et Mike Milligan (formidable Bokeem Woodbine), hommes de main respectifs des Gerhardt, le clan de ploucs mafieux de Fargo, et du Syndicat, une puissante organisation criminelle basée à Kansas City. Seul Indien et seul Noir croisés en ces territoires très blancs, ils sonneront la révolte des opprimés de l’Histoire US. Traité en paria, en "peau-rouge", affecté lors de son service au Vietnam aux basses besognes, Hanzee traverse la saison en ange exterminateur, spectre vengeur finissant par agir à son compte pour restaurer la dignité de tous les humiliés de Wounded Knee en pulvérisant les rotules de ceux qui lui cherchent des noises. Milligan, le séducteur à rouflaquettes traité de "nègre" par ses employeurs et condamné à mort au premier accroc, regagnera par lui-même son rang dans l’organisation. Avec pour récompense une place à la compta : pas vraiment ce qu’il espérait et pourtant à l’aube des années 80, à quelques mois de l’élection de Reagan (surnommé Dutch), le signe qu’il sera aux avant-postes de l’avènement du gangstérisme en col blanc. "Le seul business qui compte désormais, c’est le business de l’argent", le prévient son supérieur, visionnaire.
Lebowski Fest
Brillant essai d’histoire politique, la saison 2 de Fargo ne se contente heureusement pas de condenser et commenter avec acuité et irrévérence des siècles de soubresauts civilisationnels en une poignée d’épisodes. La série y réitère, avec plus d’assurance encore, ce geste cinéphile fou osé l’an passé. Chaque épisode, chaque scène, chaque plan, chaque ligne de dialogue exsude de la part de l’équipe de la série une admiration sans bornes pour la filmo des frères Coen. Noah Hawley et ses troupes multiplient à nouveau les easter eggs. On se croirait parfois au Lebowski Fest, cet événement annuel organisé dans le Kentucky par les fans de The Big Lebowski, surtout quand à l’écran, la benjamine des Gerhardt se met à tirer sur un micro-joint au volant de sa bagnole tandis que résonne dans l’autoradio le tube "Just Dropped In (To See What Condition My Condition Was In)". Mais au-delà des clins d’œil, le plus intéressant, c’est combien cette saison 2 touche de manière encore plus aboutie qu’en saison 1 à la substantifique moelle de l’œuvre unique sur laquelle la série se base.
Cette façon de planter les grands espaces du Midwest, ailleurs évocateurs de liberté, en territoire hostile, glacé, mortifère, oppressant. De faire de ses habitants des sujets plus complexes que ce que le reste du pays tend à penser sur la foi d’une politesse si systématique qu’elle en devient parfois "désagréable et très inamicale" comme le reproche, chafouin, Mike Milligan au très beau personnage de flic vieillissant joué par Ted Danson. Cette manière également de transmettre la détresse des personnages en les filmant en plongée, physiquement déboussolés dans des environnements trop vastes pour eux comme dans cette scène puissante où Bear Gerhardt, force de la nature à fleur de peau, conduit sa nièce à la langue trop bien pendue dans les bois pour l’exécuter. Il y a aussi dans la série comme dans le film ce talent à alterner séquences loufoques ("Allo, c’est le Boucher. Non, pas votre boucher, LE Boucher. De Luverne. Bon, laissez tomber…") et explosions de violence sèches comme la partie de chasse au cerf virant au bain de sang, l’attaque de la boutique d’ Ed ou l’assaut sur un motel menée par les Gerhardt dans l’avant-dernier épisode.
Adaptation référence
En termes d’adaptation d’une œuvre du grand vers le petit écran, la réussite est incontestable et totale. Il y aura un avant et un après Fargo pour ce qui est de décliner un ton, un feeling, un style visuel, une écriture, une direction d’acteurs, sans bêtement transposer des personnages ou une intrigue. Prends ça, euh, Minority Report. Nul besoin néanmoins d’avoir vu Fargo, le film, et c’est là l’essentiel, pour prendre un pied monumental devant cette saison 2. Dix heures de télé mieux produites, et en à peine 12 mois, que 90 % des films sortis en salle aux Etats-Unis cette année (kudos à la chaîne FX et à l’ancien boss de NBC Warren Littlefield). Cette bande-son. Ces costumes. Cette photo ahurissante qui fait honneur au boulot de l’immense Roger Deakins. Et que dire du casting : Jean Smart, Jeffrey Donovan, Nick Offerman…
On plaisantait sur les Molières mais concernant l’Emmy pour Kirsten Dunst et Jesse Plemons, on était on ne peut plus sérieux. La première est époustouflante en Bovary laissant affleurer derrière une curiosité innocente pour le développement personnel (le sous-sol submergé par les magazines, incroyable idée) une détermination psychotique à se « réaliser » comme elle dit. Avec en ligne de mire, la Californie, même en qualité de pensionnaire d’Alcatraz. Plemons est tout aussi irrésistible dans sa manière de traîner sa lourde carcasse (les kilos pris pour son rôle dans Strictly Criminal ?) à la remorque de Peggy. Ed, benêt magnifique qui pour vivre son rêve américain voulait juste une boucherie à son nom, achèvera violemment sa course dans une chambre froide, morceau de bidoche parmi les morceaux de bidoche. Deux trajectoires illustrant parfaitement la tragique absurdité de l’existence chère à Camus, maître à penser nommément mis à contribution dans le final (et dans un titre d’épisode, cette manie). Fargo, un manifeste absurde ? Pour sûr. Et d’ailleurs, les aliens, on en parle ?
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