La pietà
Félix Valiente

Dans une édition anniversaire dominée par un cinéma arty et très auteurisant, tournée vers le passé mais aussi résolument vers l'avenir, La Pietà de l'espagnol Eduardo Casanova a remporté trois prix majeurs.

30 ans ! 30 ans et toutes ses dents. Fantasticarts fêtait cette année sa trentième édition et pour l'occasion, la perle des Vosges s'était mise sur son trente et un. A chaque début de projection dans un petit clip, des cadors du genre évoquaient leur attachement au festival. Guillermo del Toro, Vincenzo Natali, Hideo Nakata, David Cronenberg, les frères Boukherma, Jan Kounen et bien d'autres avaient envoyé leurs voeux et rappelaient la puissance de Gérardmer et à quel point la vraie richesse du lieu c'était son public.   
De fait, si ce festival n'est vraiment pas comme les autres, c'est qu'il n'a pas un public comme les autres et pour comprendre sa spécificité, on doit dire à quoi ressemble une projection de Gérardmer.

Et d'abord parler de David. MC du lieu cet anchorman de génie est devenu une institution, un présentateur vedette capable de chauffer des festivaliers qui pénètrent l'espace du lac (le lieu des projections) frigorifiés. Pour la soirée anniversaire, c'est lui qui est sorti du gâteau dans son costume noir impeccable ! Impossible de décrire ses vannes, son humour dérisoire ou autoritaire ("vos applaudissements étaient nuls, on recommence"), ses accueils chaleureux de cinéastes, ou bien les réactions du public (qui réclame depuis des années de le voir "à poil !"), mais au bout de ses introductions la salle est conditionnée, le spectacle peut commencer. Un autre rituel ? Le clip du festival apparaît avant la séance et c'est une explosion : des portraits de méchants iconiques du cinéma d’horreur sont projetés. Un loup-garou et les festivaliers hurlent un « Ouhouuuuuuu ». La Créature du lac noir arrive et les spectateurs crient « Glouglouglouglouglou » ! Et puis, un rire (génial) de sorcière traverse la salle et le noir se fait. Fini ? Pas tout à fait. Chaque logo de production est applaudi et quand le film commence vraiment un festivalier lâche un dernier "C'est le noir maintenant" auquel la salle entière répond en choeur un "TA GUEULE" généreux. Bref, vous ne verrez jamais ça ailleurs que dans les Vosges.   

Mais Gérardmer est d'abord un festival. De genre. Et Jean-François Rauger (critique et directeur de la programmation de la Cinémathèque Française) le rappelait sur scène : les sélections agissent comme des "biopsies annuelles" du fantastique. Une bonne définition : chaque année on voit au bord du lac vosgien un état des lieux du genre et en 2023, le  fantastique et l'horreur semblaient en mutation. Agités par des questions qui traversent la société (la place des femmes voire des mères, notre rapport à la nature, l'effondrement écologique annoncé...) on a pu constater que la plupart des films sélectionnés apportaient des regards singuliers mais se contrefichaient des canons de l'horreur, préférant flirter avec l'art contemporain (les expériences plasticiennes et sensorielles de Piaffe, le pop art de La Pieta), malaxer les textures (acteurs et marionettes dans Zeria) au risque parfois de devenir abscons et d'oublier le fun. On pourrait questionner ces nouvelles formes hybrides, s'interroger sur cette sélection qui refusait le jumpscare gratuit pour mieux revenir au principe du septième art et questionner le fondement de l'être (Dieu ou le spirituel était souvent dans le coin) et la condition de toute connaissance.  


 

Parmi les films sélectionnés c'est La Pietà qui rafle le plus de récompenses. Grand Prix, Prix du public et Prix du jury jeunes de la Région Grand Est, le film d'Eduardo Casanova avance entre les délires d'Almodovar, la provoc de John Waters ou les éclats des premiers Lanthimos, et raconte la relation toxique entre un jeune homme atteint d'un cancer et sa mère tyrannique. Casanova dresse surtout une étrange comparaison entre la folie maternelle et le régime autoritaire de Kim Jong-il et se déroule dans ce qui semble être un univers parallèle, totalement pop et barré. Sarcastique, vulgaire et sacrilège, trash et très looké, le film a réussi l'exploit de réunir le jury, le public, et les jeunes spectateurs. Son délire acidulé où l'on voit en cinémascope une femme pisser debout ou accoucher d'un homme en gros plan a fait un carton plein. 



Aux antipodes de ce cinéma bariolé et clinquant, La Montagne de Thomas Salvador repart avec le prix de la Critique et l'un des Prix du jury. L'histoire ? Un jour, un ingénieur parisien ressent l'appel de la montagne. en voyage professionnel, il reste à Chamonix et se met en tête de devenir alpiniste. Mais lors d'une de ses ascensions, il découvre une entité étrange qui va le transfigurer...  On saura peu de chose sur ce personnage que l’on saisit d’entrée de jeu dans son activité quotidienne. Il demeure énigmatique, ne parle pas, muré dans une attitude où se mêle la réserve et la maladresse. Après Vincent n'a pas d'écailles, le deuxième long de Salvador investit encore une fois le naturalisme hexagonal pour faire advenir le merveilleux dans des scènes minimalistes et métaphoriques. Les plans de paysages sont absolument magnifiques, et le cinéaste réussit à transmettre son expérience de la nature par la seule puissance des outils d'un cinéma sensoriel et apaisé. 

Piaffe (une odyssée entre BDSM, surréalisme bunuelien et pulsions scopiques, repart avec le second prix du Jury) et Watcher (dont le classicisme lui aura valu un très symbolique Prix du Trentième Festival de Gérardmer) clôturent un palmarès divers et fédérateur. 

Il faudrait aussi évoquer le retour de Jaume Balaguero, secousse du festival (même si hors compétition). Son Venus, inspiré de La Maison de la sorcière de Lovecraft, a foutu une trouille de tous les diables et rappelait aux festivaliers que le genre horrifique pouvait aussi être violemment éruptif, sacrément drôle et salement saignant. Dans un programme radicalement arty, le film de l'ibère chaud bouillant - comme nous le faisait remarquer un ami journaliste - réveillait bien les yeux avec ses scènes gores et son mélange d'humour et d'horreur claustro parfait ! Il y eut aussi la masterclass de Kim Jee-woon, où pendant plus d'une heure et demie, le cinéaste de Deux soeurs et Du Bon la brute et le cinglé rappelait que la peur est un élément structurant de tous les genres de cinéma, revenait sur son amour des films (et notamment français - en évoquant ses fétiches Delon, Gabin et Belmondo) ainsi que sur la figure majeure de Song Kang-ho pour le cinéma local ("un acteur unique, au jeu très moderne, un comédien qui a façonné la cinéphilie du pays au point qu'il y a un avant et un après Song Kang-ho"). Face à un public passionné (la question d'une spectatrice pointilleuse ("à la 31ème minute du Bon, La Brute et le cinglé, il y a un plan séquence avec entrée d'un camion bord droit..." a provoqué une réponse enthousiaste et chaleureuse du réalisateur) Kim Jee-woon a montré sa volonté de transmission et donné un aperçu du cinéma coréen qui reste un vivier du fantastique.

La fête fut belle donc. Mais ce matin, l'écran géromois est redevenu noir. Pourtant, si on écoute bien on doit pouvoir entendre le rire de la sorcière et un dernier "TA GUEULE" résonner sur les rides du lac... jusqu'à l'année prochaine et comme disait Cronenberg "pour cinquante ans encore" !

Et voilà la liste complète de la trentième édition du festival de Gérardmer.

Grand Prix : LA PIETÀ de Eduardo Casanova

Prix du Jury : LA MONTAGNE de Thomas Salvador

Prix du Jury : PIAFFE d'Ann Oren

Prix du 30e Festival de Gérardmer : WATCHER de Chloé Okuno

Prix de la Critique : LA MONTAGNE de Thomas Salvador

Prix du Public : LA PIETÀ 

Prix du jury jeunes de la Région Grand Est : LA PIETÀ 

Grand Prix du court métrage : IL Y A BEAUCOUP DE LUMIERE ICI de Gonzague Legout