Citizen Kane
RKO Pictures

Mank de David Fincher ausculte la genèse de Citizen Kane d'Orson Welles, considéré comme l’un des films les plus importants de l’histoire. Pourquoi tant d’amour ? Décryptage.

Scorsese, Friedkin, Kubrick, Spielberg... tous ne jurent que par lui. Dans leur panthéon personnel, Citizen Kane arrive tout en haut. Eux et tous les cinéphiles. Tête de gondole des divers classements du meilleur film de l’histoire du septième art, le film d’Orson Welles joue régulièrement des coudes avec Sueurs froides d’Hitchcock, La règle du jeu de Renoir ou Le parrain de Coppola. Il fait figure de totem indéboulonnable. Mais "What’s so good about Citizen Kane ?", comme le titrait le site de la BBC qui jouait alors les professeurs pour ses lecteurs. "Qu’est qu’il y a de si génial dans Citizen Kane ?" Voici nos réponses.

Récit à plusieurs voix

Ça commence par une main qui laisse rouler sur le sol un petit objet insignifiant tandis que résonne une voix agonisante : "Rosebud . "ROSEBUD ?" (bouton de rose en v.f) Ce sera le mot de la fin de Charles Foster Kane (incarné par Orson Welles himself), milliardaire omnipotent, vivant reclus dans une forteresse qu’il s’est lui-même bâti. La mort de ce magnat de la presse, passé à deux doigts de la présidence des Etats-Unis, fait grand bruit dans le monde entier. Un reporter (William Alland) est engagé pour percer le mystère qui entoure la signification de ce "Rosebud". Il va alors rencontrer une à une les personnes qui ont côtoyé de près le grand homme. Mais si tout le monde a son avis sur la question, personne ne sait vraiment ce qu’a cherché à dire Kane en passant de vie à trépas. Citizen Kane est un film kaléidoscopique qui multiplie les (fausses) pistes. Présent et passé dansent ensemble dans une sorte de ballet qui donne le tournis. En 1940, date de la réalisation du film, la structure complexe du scénario détonne. Orson Welles et son coscénariste Herman J. Mankiewicz aka Mank, semblent ici épuiser toutes les possibilités narratives du cinéma.

La presse américaine célèbre déjà Mank

La multiplicité des points de vue

La grande idée d’Orson Welles et de son scénariste est donc d’interroger la notion même de vérité à travers les différents récits qui racontent la vie du citoyen Kane. Les premières informations qui nous sont données sur la vie de Kane prennent la forme d’une fausse bande d’actualité de quelques minutes. Préfigurant Zelig de Woody Allen et surtout Forrest Gump, Welles incruste son personnage dans de vraies archives. Le reporter n’est pas plus avancé. Son enquête va mettre en perspective les choses. Qui a raison ? Qui a tort ? Qui est vraiment Charles Foster Kane ? Ou pour le dire autrement : peut-on résumer la vie d’un homme sans le trahir ? Si aujourd’hui la notion de fake news oblige chacun d’entre nous à se méfier de la validité des informations, Welles et Mank semblent avoir ici anticipé les choses. Pour la première fois au cinéma, ils remettaient en cause la notion même d’image. "Oui, les images comme les mots, peuvent mentir", dit en substance le film. A chacun de se méfier de ce qu’on lui montre et donc de ce qu’on lui cache. Citizen Kane est l’un des premiers films à s’interroger sur la puissance manipulatrice du cinéma.  Beaucoup en déduisent que le cinéma est vraiment devenu adulte à ce moment-là.

 

Aaron Sorkin, fan de Mank

La toute-puissance de la caméra

Dans les premiers instants du film, on distingue un grillage sur lequel on peut lire un panneau "No Trepassing" (Ne pas franchir). Une interdiction que la caméra d’Orson Welles va copieusement ignorer. Elle pénètre, en effet, via un travelling avant dans la propriété de Charles Foster Kane. Une manière de dire au spectateur que la caméra sera ici toute-puissante. Pour preuve, c’est elle qui dans les derniers instants du film donnera au spectateur le fin mot de cette histoire. Si personne n’a pu vraiment expliquer "Rosebud", la caméra, elle, finit par s’approcher [ATTENTION SPOILER] de la cheminée où se consume un traineau sans valeur apparente. Sur l’objet on peut lire : "Rosebud". Ce traineau en bois, c’était le dernier vestige de l’insouciante jeunesse de Kane avant que sa mère ne se sépare de lui pour le sauver de la pauvreté et d’un père violent.


La profondeur de champ

En 1940, l’image de cinéma était comme la Terre pour les savants du Moyen-Age, plate. Tout se joue principalement au premier plan, le reste se perdant dans le flou indistinct des profondeurs du cadre. Avec Citizen Kane, Welles change les perspectives et va faire interagir ce qui passe à tous les niveaux de l’image. C'est la fameuse profondeur de champ dont Welles est le premier à avoir utilisé la force expressive. Ainsi, dans l'une des plus belles séquences du film, nous voyons à l'arrière-plan le jeune Charles jouer innocemment dans la neige avec son traîneau tandis que, devant nous, sa mère signe les papiers qui vont sceller son avenir. Ici, tout est net, l'image ne doit rien masquer au spectateur. Pour créer cette perspective, Welles a utilisé des trucages en jouant avec la grosseur de certains objets et utiliser des caches pour truquer l’image. Des procédés artisanaux qui ne se voient pas une fois montés.

 

Sept choses à savoir sur Mank de David Fincher

(H)auteur sous plafond

L'autre grande affaire de Welles est l'utilisation des plafonds dans son cadre. Une particularité qui n'a rien d'anecdotique. À l'époque des films réalisés en studio, les plafonds étaient la place réservée aux éclairages. Welles, avec son chef opérateur Gregg Toland, va libérer cet espace invisible et l'utiliser pour mieux emprisonner les personnages. Ainsi, dans Citizen Kane, le héros semble sans cesse à la merci d'une architecture menaçante. Ce qui fera à dire au célèbre critique André Bazin : "La volonté de puissance de Kane nous écrase, mais elle est elle-même écrasée par le décor. Par le truchement de la caméra, nous sommes en quelque sorte capables de percevoir l'échec de Kane du même regard qui nous fait saisir sa puissance." 

Jeune homme

25 ans. C’est l’âge d’Orson Welles au moment des faits. Autant dire un bébé. Welles est pourtant déjà un phénomène qui vient de se rendre célèbre à la radio en adaptant de façon réaliste le roman de science-fiction de son presque homonyme H.G. Wells, La guerre des mondes. Enfant précoce, le futur cinéaste féru de Shakespeare et de Nietzsche est déjà à la tête de sa propre troupe, le Mercury Theatre, dont les membres constitueront l'essentiel du casting de Citizen Kane. Par comparaison Alfred Hitchcock avait 59 ans au moment de Sueurs froides, Jean Renoir, 45 ans pour La règle du jeu et Francis Ford Coppola, 33 ans quand il signa le premier volet du Parrain.