Arte propose une soirée spéciale Isabelle Huppert : Elle, de Paul Verhoeven, sera suivi d'un documentaire sur la comédienne.
En plus de marquer le retour sur le devant de la scène du grand Paul Verhoeven, en 2016, Elle avait permis à Isabelle Huppert de rafler un deuxième César, ainsi qu'une nomination à l'Oscar de la meilleure actrice. Le thriller avec aussi Laurent Laffite et Virginie Efira (qui animera les cérémonies du festival de Cannes 2022, les 17 et 28 mai) sera rediffusé ce soir sur la 7e chaîne, suivi d'un documentaire sur la comédienne intitulé Isabelle Huppert, message personnel, qui est déjà visible sur Arte.TV.
Au moment de la sortie d'Elle au cinéma, Première avait rencontré Isabelle Huppert pour parler longuement de sa relation avec Verhoeven et de sa carrière en général. Son entretien est à relire ci-dessous en attendant la rediffusion du film.
Les scènes choc de Paul Verhoeven
De Ella (dans la Porte du Paradis, 1980) à Elle (2016), il y a d’avantage qu’une lettre d’écart, des philosophies différentes du cinéma, des sentiments, de la violence et de la beauté. Avec les années, les tâches de rousseur d’Isabelle Huppert se sont un peu effacées, mais pas la mémoire des rôles de cette actrice invraisemblable, qui a tout joué, surtout ce qu’aucune autre qu’elle n’aurait accepté. La salope, la nympho, la SM, la massacreuse, la massacrée, la boiteuse, les tordues, elle a tout fait, au théâtre, au cinéma, ici, là-bas, partout. D’Ella à Elle, il y a aussi une certaine suite dans les idées, des scènes de viol à couper le souffle et l’ouverture aux cinémas et cinéastes d’ailleurs même si, comme Paul Verhoeven, ils sont prêts à venir jusqu’ici pour avoir le privilège de la filmer. Face à elle, on se retrouve un peu petit garçon – elle semble tellement plus femme que nous ne serons jamais homme. Les films défilent dans la tête, la salope haineuse de Coup de torchon, le « c’est du 16 ans » des Valseuses, la prof de piano de Haneke en train de renifler les kleenex trouvés dans la poubelle d’un peep show, l’égérie du Chabrol tardif, la rouquine qui fait courir Guy Marchand. Elle est cette drôle de petite femme, devenue un drôle de monstre sacré, dure comme la pierre, acérée comme un pic à glace, et que rien ne semble pouvoir ébranler. A vrai dire, on n’a même pas essayé…
Vous connaissiez bien Verhoeven avant qu’il ne rejoigne le projet Elle ?
Le premier film que j’ai vu de lui, c’était Turkish Delights. J’étais encore au lycée. Je devais avoir 15 ou 16 ans. J’avais lu une très bonne critique dans Charlie Hebdo, et j’en étais ressortie assez bouleversée. On n’imagine pas forcément Verhoeven nous émouvoir, mais si : le film était une sorte de mélo, comme une Dame aux camélias contemporaine, une très jeune femme frappée par la maladie qui finit par mourir dans un hôpital. A l’époque, le film n’était sorti que dans des salles semi-porno des Grands boulevards… Il y avait un petit côté Peace, Love Freedom, un peu de nudité, rien de terrible quand on le revoit aujourd’hui. Bref, c’était mon premier contact avec Verhoeven. Des années plus tard, on a dîné ensemble à Los Angeles, puis quand il y a eu une rétrospective de ses films à la Cinémathèque, Serge Toubiana m’a proposé de présenter Turkish Delights qui ouvrait la manifestation… J’ai revu le film à cette occasion et il était intact : toujours aussi beau, émouvant et libre… Verhoeven, quoi. Bizarrement, juste avant que je sache qu’on allait tourner ensemble, j’ai regardé Showgirls et Starship Troopers, en DVD… Il me manque encore quelques films de la période hollandaise.
Vous avez vu La Chair et le sang ?
Non.
Vous devriez. Votre personnage dans Elle est presque une version « mure » de la jeune fille violentée que jouait Jennifer Jason Leigh. Une comédienne avec laquelle vous avez d’ailleurs beaucoup de points communs.
Ah mais complètement ! C’est une de mes actrices préférées. Ce n’est peut être pas à moi de le dire, mais je la vois comme une version américaine de moi-même. Je vais regarder ce film…
Depuis au moins vingt ans, on vous sent très en contrôle de votre carrière…
(Elle coupe) « Carrière », je vous laisse la responsabilité du mot. On dirait que vous me voyez comme une grande stratège, ce qui ne s’applique pas à ma façon de m’aventurer souvent dans des sentiers peu rebattus. Et puis le contrôle est tout relatif. Ce que l’on peut m’attribuer à 1000% c’est la décision de faire les films que je fais. Ça, personne ne peut me le retirer : la détermination, le choix de les faire et l’idée d’aller chercher certains metteurs en scène, où qu’ils se trouvent. Après, une fois le processus enclenché, personne ne contrôle personne, c’est plus mouvant et subtil que ça.
Quand même, on regarde vos films, vos choix et il y a…
Il y a une ligne, oui bien sûr…
Vous savez où vous ne voulez surtout pas aller, au moins.
Ah ça, c’est clair. Après, c’est aussi là où je ne peux pas aller. Je n’ai jamais eu une route toute tracée au sein d’un cinéma, disons, plus officiel. Je me situe à la fois au centre et à la marge, même si j’ai pu parfois faire – et aimer faire – des succès populaires, comme Les Sœurs fâchées d’Alexandra Leclère, 8 femmes de François Ozon ou Coup de foudre de Diane Kurys…
C’est le premier film où je vous ai vue. J’avais 12 ans, j’étais en vacances à New York et le film m’a beaucoup marqué. Aux Etats-Unis, je m’en souviens, il s’appelait Rendez-vous.
Oui, c’est ça ! Non ! Je crois que c’était « Entre nous » (avec l’accent américain).
Mais non !
Je peux appeler Diane pour vérifier, si vous voulez… Mais non, restons sur Rendez-vous, puisque c’est votre souvenir. Il ne faut pas toucher aux souvenirs d’enfance (vérification imdb faite, c’est bien sûr elle qui avait raison : le titre US était bien « Entre nous »… NDR). Donc voilà, tout ceci m’a donné de la liberté, beaucoup d’imagination aussi. Depuis le début, pour moi, le cinéma était lié au voyage, c’était être ici, mais aussi ailleurs. Ça a toujours été le cas, et je pense que ça va continuer. Aller à la rencontre de gens comme Hong Sang-soo, Brillante Mendoza, ne pas suivre l’axe obligé qui consisterait pour une actrice française à seulement regarder du côté des Etats-Unis.
Vos films sont pour la plupart sur la carte de ce que l’on appelle le « grand cinéma d’auteur international », le cinéma de festival… Vous savez combien de fois vous êtes allée à Cannes ?
Je ne suis pas sûre, vous avez compté ? On m’a dit que c’était la 20ème fois.
Oui, le 20ème film en compétition.
Et là, on ne compte même pas Un certain regard, la Semaine de la critique et la Quinzaine. Sinon on arrive au moins à trente…
Vous dites ça avec gourmandise, une certaine fierté même !
Avec amusement plutôt, un peu d’étonnement aussi… J’y suis beaucoup allée, c’est un fait.
Qu’est ce que cela signifie sur vos choix ? Que vous n’êtes pas si décalée que ça ? Ou alors que c’est VOUS que le festival a envie à chaque fois d’inviter ? Tout de même, deux prix d’interprétation, une Présidence du jury…
Et une fois membre du jury aussi…
Vous devriez être faite Présidente d’honneur.
Mais ça n’existe pas ! Non, que dire, c’est une fidélité qui s’est déployée au fil des années, avec des Présidents et des sélectionneurs différents. Ça n’a rien à voir avec moi. Je ne suis pas le sésame qui permet d’aller à Cannes !!
Au-delà de votre cas, on a le sentiment que l’actrice est plus que jamais l’alpha et l’oméga du Festival de Cannes.
Non, ça reste le metteur en scène. Sinon, ce ne serait pas le temple de la cinéphilie mondiale. Mais bien sûr, un grand festival vit par ses rituels. Les acteurs et les actrices font partie de ces rituels, des signes forts que le Festival émet. Mais le point d’ancrage reste les metteurs en scène.
Quand on vous propose un rôle extrême, ça vous flatte, ou vous vous dites « décidément, ils ne pensent à moi que pour ça » ?
Dans le cas de Elle, c’était l’inverse. J’ai lu le livre très tôt et je me suis dit « tiens, ça a l’air sympa à faire ». Enfin, sympa… J’ai rencontré Philippe Djian, puis Saïd Ben Saïd, et Saïd a eu l’idée géniale de proposer le film à Paul, qui a eu l’idée géniale de l’accepter…
Qu’est-ce que vous entendez par « sympa » ?
Juste un truc bien à faire, bon rôle, bon film, bon personnage. Même si j’en mesurais les obstacles… A sa sortie, le livre a provoqué des réactions un peu agitées. Sans vouloir aller sur une pente glissante, en faisant le film, j’ai trouvé que s’y développait presque un point de vue féministe. C’est tout de même quelqu’un qui passe de l’état d’objet à celui de sujet, qui prend le contrôle de ce qu’elle subit, jusqu’à en devenir la manipulatrice. « Elle » ne se comporte pas comme une victime. Elle supporte tout, ne s’effondre jamais, malgré l’accumulation des forces qui pèsent sur elle, qu’elles soient surgies du passé, du présent, familiales, professionnelles… Au milieu de ce chaos, elle tient bon, elle surnage tout le temps, chose à laquelle je me suis beaucoup attachée pendant le tournage. J’aurais pu être tentée d’y renoncer. Dans un film, tout s’incarne, la tentation n’est jamais loin d’en passer par l’émotion, de ramollir un peu les choses… Tous les jours je me demandais: « faut-il que je fendille un peu la carapace ? » Mais finalement, je ne l’ai pas fait, et je pense que j’ai eu raison.
Vous n’échapperez pas à la pente glissante. Tout au long de sa carrière, Verhoeven a été taxé de misogynie…
Bien sûr ! De toute façon, il est toujours sur le fil du rasoir. Comme dans Blackbook, avec cette jeune femme juive qui couche avec un officier nazi… Il y a toujours des choses un peu dures à avaler, avec lui.
Dans ce film, comme souvent, votre jeu devient un élément de la mise en scène. Le ton et le rythme, c’est aussi vous qui les donnez.
J’ai tourné douze semaines, j’étais pratiquement de tous les plans… A ce degré d’immersion, on est raconté par le film autant qu’on le raconte. La mise en scène s’enroule autour de vous et vous en devenez partie prenante. On ne se dit pas d’une manière scolaire et réfléchie « épousons le ton du film ». Non, on est forcément en phase avec lui.
Il vous arrive de dire non sur un plateau ? De dire « non, ça ne je le ferai pas, ou ça, je ne le dirai pas ».
Non, quand même, j’ai lu le scénario, je sais à quoi m’attendre… Surtout avec des metteurs en scène dignes de ce non, qui savent ce qu’ils ont à faire – et on peut imaginer que Paul Verhoeven sait exactement ce qu’il a à faire.
Les performances « limite » sont toujours très mystérieuses pour les spectateurs. On s’imagine qu’il faut justement se mettre dans des états « limite » pour les accomplir.
Oui, les gens ont tendance à confondre l’émotion du spectateur avec l’émotion de l’acteur, deux choses qui n’ont pourtant strictement rien à voir. Les acteurs maîtrisent l’instrument qu’ils sont, y compris dans la perdition. Même au théâtre (elle joue Phèdre(s) à l’Odéon, NDLR), on éprouve ce sentiment prodigieux : faire cohabiter à la fois une hyper conscience des choses et un abandon total.
Dans la très éprouvante scène de lit dans La Pianiste allongée sur Annie Girardot, quand le réalisateur dit « coupez ! », vous êtes dans quel état ? Epuisée ? Au bord du fou rire ? Impossible de savoir ce qui se joue vraiment pour vous deux à ce moment-là.
C’est toujours très différent de ce que l’on imagine. Cette scène est un bon exemple, parce qu’on l’a tournée très très longtemps. On a fait un nombre incalculable de prises. Michael peut chercher des heures une qualité vocale, sonore, gestuelle très précise, qui fera le prix et la beauté de la scène…
Long, ça veut dire éprouvant sur le plan physique, émotionnel ?
Pas forcément, non, parce que c’est un travail. Il y a aussi du plaisir à le faire. Moi, j’ai du plaisir à pleurer tous les soirs sur scène. J’adore ça ! En plus, ça me détend. Et je pleure tous les soirs au même moment… Evidemment, le spectateur lui, le ressent différemment. Il pense peut-être qu’il y a de la souffrance, mais c’est la sienne, pas celle de l’acteur.
Votre performance dans Elle semble presque théoriser votre capacité à laisser les choses les plus dures et violentes glisser sur vous. C’est l’un des motifs clefs de votre travail, la bonne distance que vous parvenez à établir et à conserver : vous pouvez aller très loin, mais il demeure une séparation très nette entre l’actrice et le rôle.
Je vois très bien ce que vous voulez dire, oui. Même si j’ai du mal à l’expliquer. Il peut y avoir un malentendu sur cette distance. Quand j’entends par exemple que je peux être une actrice froide, je suis un peu surprise, parce que l’engagement est total, absolu… En même temps, la froideur, c’est la brûlure. Il y a de la distance, mais je ne pense pas que cette distance nuise à l’émotion.
Je n’ai pas dit « de la distance », j’ai dit « la bonne distance ». Cette façon de vous abandonner, de tout risquer, tout en vous débrouillant contre toute attente pour en sortir, disons…
… indemne ? Oui, c’est vrai.
Voilà. Jennifer Jason Leigh jeune, on la voyait comme une actrice trash. Pas vous. Alors même que vous allez encore plus loin dans la prise de risque.
Je ne sais pas d’où ça vient. Je n’y réfléchis pas, je ne me dis pas « ohlala, il faut quand même que je me protège un petit peu », vous voyez ? Parce qu’encore une fois, l’engagement est total.
Vous devez quand même un peu y réfléchir, quand vous travaillez avec des gens aussi théoriques que Chabrol ou Haneke… Haneke est obsédé par cette recherche de la « juste distance », presque à l’excès.
Oui, son mantra, c’est « pas de sentimentalisme ». Il a fait du sentimentalisme sa bête noire. Et je comprends ça, intuitivement : la nécessité d’être émouvant, mais pas sentimental. C’est quelque chose dont je me tiens naturellement, viscéralement à distance, pas par décision, mais par réflexe ! Voilà sans doute pourquoi je m’entends si bien avec Chabrol, Haneke ou Verhoeven. C’est une manière de ne pas être mou. Le cinéma, ça rend aussi compte de ce que l’on est profondément. Moi, si je ne suis pas comme ça… eh bien je ne suis pas comme ça, voilà tout. Toute tentative, au théâtre ou au cinéma, aussi puissante ou obsédée soit-elle, va échouer à vous faire bouger de ce qui est votre socle profond. C’est une question d’identité. On est toujours ramené à soi.
Dans Elle, il y a cette scène stupéfiante près de la chaudière, avec cet d’orgasme à retardement, où vous restez au sol à émettre des râles irrépressibles… Ça, c’est quand même un peu dingo.
Oui, oui, c’est sûr. Inattendu en tout cas. Ça, je crois que c’est quand même un truc que j’ai un peu amené, que j’ai trouvé, disons qui est arrivé… On est dans le gouffre, là. Bizarrement, je ne me souviens plus comment c’était décrit dans le scénario. Est-ce que c’était aussi spécifique ? Je ne me souviens plus. A un moment, le film vous emporte, la vie propre d’un film, du tournage, du metteur en scène, de soi, vous emmène à un endroit imprévu. Disons qu’il y a un sentiment amoureux qui se révèle à ce moment-là. Ce n’est pas comme ça que vous l’avez ressenti ?
Non. Quand elle se retrouve seule au sol, comme ça, j’y vois plus l’expression de quelque chose de primal, ou de primitif… Vous voyez, je dis « elle » en parlant du personnage, plutôt que de dire « vous » en parlant de l’actrice. Encore cette histoire de « juste distance ». C’est étonnant, je ne l’ai pas fait exprès.
D’autant que « Elle », c’est le titre du film…
Vous avez joué beaucoup de rôles titres. La Pianiste, La Dentelière, Malina, Violette Nozières, Loulou… Et là, vous jouez carrément Elle. On ne peut pas faire tellement mieux…
Oui, des fois, je regarde l’affiche et ça me fait drôle. De me voir « moi » dans « Elle ». En même temps, c’est un titre, un film, une fiction. Voilà, ce n’est pas « Moi ». C’est « Elle ».
Ce titre souligne aussi le fait que vous avez souvent joué « la femme ».
Oui, je tourne beaucoup autour de cette idée. Pourquoi s’en priver ? Franchement si le cinéma peut me servir à ça, à faire le tour de ce que c’est qu’être une femme dans tous ses états, c’est génial.
Elle, c’est un film français ?
Oui et non. Oui, parce que je suis entourée de ces acteurs français, tous formidables, et qu’on a tout tourné à Paris. Mais il y a la banlieue, un élément très important dans le roman, comme un no man’s land indéterminé au milieu de la « péri-urbanité », comme on dit. Or, chaque ville du monde a sa péri-urbanité. Donc ça pourrait être partout ailleurs… Et bien sûr Verhoeven est lui même européen et américain.
Vous disiez que pour vous « ailleurs », ce n’était pas seulement les Etats-Unis. C’est peut-être que vous avez fait une sorte de film américain ultime avec la Porte du paradis…
(Elle rit) Ça ne me les a pas trop ouvertes, les « portes du paradis » hollywoodien, vu l’échec du film. Mais bon, oui, au moins j’ai fait celui-là !
Il y a ce moment très fort pendant la terrible scène du viol. Vous vous débattez, et puis vous dites « arrête ! » en français, on sent que ce n’est pas écrit. Vous voyez, là, j’ai le réflexe de dire « vous ». Peut-être parce que c’est un film plus sentimental…
Sentimental tout est relatif ! En tout cas, c’est sorti comme ça. C’était très violent, il faut dire. J’avais un peu peur, aussi. Donc, je devais leur faire comprendre qu’il ne fallait pas aller plus loin… Parfois, quand il y a des scènes très physiques, comme celle-là, on peut se faire mal. Ça fait partie des choses qui vous échappent. Il n’était pas prévu que je dise « Arrête ! » encore moins que je le dise en français. Je sentais qu’il fallait qu’ils entendent quelque chose de différent.
Commentaires