Guillermo del toro Nightmare Alley
Searchlight Pictures

Y a-t-il une vie après le triplé Lion d’or/Oscar du meilleur film/Oscar du meilleur réalisateur ? Cinq ans après La Forme de l’eau, le cinéaste donne sa réponse : Nightmare Alley, une fable fatale sur la position morale de l’artiste et les vertiges du succès.

Cet entretien est paru à l’origine dans le numéro 525 de Première (janvier 2022), avec Bradley Cooper en couverture. Il est toujours accessible sur notre boutique en ligne. Nous le republions aujourd'hui à l'occasion de la diffusion de ce film noir sur Canal +, à 21h11. Notez que le cinéaste n'a pas chômé depuis cette sortie : il revient ces jours-ci sur Netflix avec une série horrifique d'anthologie, Le Cabinet des curiosités, et il sortira sur la même plateforme son adaptation sombre de Pinocchio en décembre.

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PREMIÈRE : Nightmare Alley est votre premier film depuis les Oscars et le Lion d’or de La Forme de l’eau, qui vous ont fait changer de dimension. Vous vous êtes senti libéré d’un poids ou mis sous pression ?

GUILLERMO DEL TORO : J’avais déjà eu mon lot de reconnaissance et de validation au moment du Labyrinthe de Pan [2006] et j’avais enchaîné avec Hellboy 2 ! Parce que ça m’amusait, mais aussi parce qu’étrangement, le film portait sur des questionnements qui m’étaient très personnels. Quand Liz [Selma Blair] demande à Hellboy « tu as besoin de l’amour du monde entier ou le mien te suffit ? », c’était exactement le type d’interrogation qui m’animait à l’époque. D’une manière similaire, La Forme de l’eau est né de ma réflexion sur ce que l’amour représente pour moi et Nightmare Alley est ma façon d’examiner où nous en sommes en tant qu’espèce, alors que les nuages noirs s’amoncellent au-dessus de nos têtes. Ça, ça n’a rien à voir avec de la reconstitution ou du film d’époque, c’est ici et maintenant. La frontière brouillée entre la vérité et le mensonge, ce terrible piège qui se referme sur nous. Comme le dit Pete [David Strathairn], « quand un homme croit en ses propres mensonges, il devient aveugle ». Je voulais faire un film sur là où j’en étais dans ma vie et le film s’est révélé extrêmement sombre.

Stanton (Bradley Cooper) a beau être un faux médium, il sait « lire » les gens : leurs aspirations, leurs failles, leurs rêves, leurs mensonges, et jouer dessus en leur disant ce qu’ils veulent entendre. Sur ce plan, le film est une parabole sur le métier de cinéaste.

La grande différence entre Stanton et moi, vous ou les autres personnages du film, c’est que la plupart du temps, nous nous questionnons sur nous-mêmes et agissons en conscience, pas sous l’emprise d’une pulsion dévorante ou d’un instinct qui nous dépasse. Stanton lui, est différent. Il est comme un rappel d’une dérive qui guette tout storyteller, cette tentation de croire à ses propres trucs, de s’en tenir à ce qui a fait ses preuves dans l’espoir de continuer à gravir les échelons du succès. Une spirale qui, si l’on n’y prend garde, peut devenir incontrôlable. Stanton a au moins trois occasions de happy end au cours du film, des possibilités de bonheur ou d’une forme de satis- faction. Mais il fait toujours un autre choix. Nous avons très consciemment travaillé là-dessus avec Kim Morgan en écrivant le script. À mi-film, le personnage quitte la fête foraine avec Molly [Rooney Mara], on doit avoir une sensation de fin idéale, « et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Ils s’en vont, la caméra s’élève, il y a ce ciel superbe, tout va pour le mieux, mais cut! On le retrouve deux ans plus tard, et il est en colère. Il ne l’aime plus vraiment, lui en veut, la critique sans cesse... Parce que c’est sa nature d’être insatisfait, engagé dans une spirale ascendante qui n’est qu’une fuite en avant. Comme cinéaste ou artiste, c’est une chose à laquelle on se doit de se confronter. J’ai une relation amicale avec David Cronenberg. Je l’ai toujours énormément admiré pour la manière dont il est passé de ses films d’horreur organique à Crash ou History of Violence. Je trouve ça très parlant. Les deux formes de fiction que j’aime le plus, le film policier et l’horreur, ont beaucoup en commun, en particulier d’être des paraboles, de fonctionner selon les codes visuels de l’expressionnisme et de vous montrer les aspects les moins reluisants de la nature humaine. J’ai fait beau- coup de films où les vrais monstres n’étaient pas ceux que l’on croyait, mais les hommes. Là, il n’y a plus de « créatures », on plonge direct dans la psyché humaine.

C’est la différence entre le film noir et le film d’horreur. Le protagoniste n’a pas besoin de diable pour passer un pacte. Le pacte tragique, il le signe avec lui-même...

C’est très vrai. Dans le film noir, il y a toujours ces moments pivots où les personnages font le mauvais choix encore et encore et encore. Ils sont leur propre diable. C’est la raison pour laquelle on utilise à ce point les miroirs dans le film, avec le bateleur de la foire qui dit « le miroir vous dira qui vous êtes et qui vous pourriez devenir ». Le destin du personnage n’est autre que son propre reflet. Il n’y a pas de vraie magie, on est au- delà de la lecture des cartes ou des signes. Le personnage est sa propre malédiction.

Guillermo del Toro sur le tournage de Nightmare Alley
Searchlight Pictures

La production a été arrêtée en plein milieu du tournage, en raison de la pandémie.

Je crois dans le flux de la vie. Et qu’en tant qu’artiste, tu dois apprendre à le suivre, car il n’y a pas d’art possible si tu t’opposes à lui. Si tu accompagnes ce courant, en revanche, des choses qui semblent être des obstacles se transforment en opportunités. Pour Nightmare Alley, on a d’abord tourné toute la seconde partie, l’heure de film qui se passe à la ville. Intégralement. Et ensuite, la pandémie nous a obligés à arrêter neuf mois. Neuf mois ! J’ai eu le temps de monter toute cette seconde partie, de réfléchir, de réécrire le script avec Kim Morgan, d’établir avec encore plus de précision là où on voulait en être à l’issue de la première partie, qu’il nous restait à faire. Alors, seulement, on a eu la possibilité de la tourner. Mais grâce à tout ça, avec Bradley, on connaissait exactement l’endroit émotionnel où l’on voulait mener son personnage. C’était fabuleux, magique, très puissant.

Ce qui est incroyable, c’est que cette structure en deux films successifs, distincts à tout point de vue, est la base même du projet !

Et même la raison profonde pour laquelle je voulais faire ce film! Ce fameux point de bascule, ce « happy end » à mi-parcours dont je vous parlais, c’était le point clé. J’ai 57 ans, et je mesure très naturellement la signification du mot « assez ». Je sais que l’on peut être en harmonie avec son présent à un instant T, à condition d’accepter de le vivre pleinement et de poser ses pieds sur la terre ferme. Mais si on ne le fait pas, on n’aura jamais « assez »... La plupart des artistes ont une fêlure, quelque chose de cassé qui remonte à l’enfance, et qui peut les mener à une forme de déséquilibre, d’insatiabilité. Le personnage de Stanton, j’ai envie qu’on le comprenne, mais je n’oublie pas combien il est dangereux.

Tout le film, on reste à la frontière de l’identification. On est avec lui, mais pas tout à fait quand même.

Pour y parvenir, on l’a toujours filmé de derrière. On voit l’arrière de sa tête, on ne sait pas ce qu’il pense, mais il pense quelque chose, et ce quelque chose est inquiétant. L’autre technique, c’est ce merveilleux gimmick expressionniste qui consiste à le laisser toujours un peu dans l’ombre. Au montage, on a fait en sorte qu’il dise son tout premier dialogue dans le noir. On entend sa voix mais on ne voit pas son visage à ce moment-là. Tout cela relève d’un travail très conscient pour le rendre insaisissable. On le laisse dans l’ombre. On crée une aura de mystère ou de doute autour de lui, accentuée par ses attitudes très différentes dans ses relations avec chacun des autres personnages. Il est charmant avec Molly, séducteur avec Zeena [Toni Colette], élégant à la ville, jouant au dur avec Lilith [Cate Blanchett]... Mais qui est ce gars? Et à la fin, tous ses masques finissent par tomber.


Ce qui est fascinant c’est que le spectateur s’identifie quand même au personnage, malgré la méfiance que vous instaurez. C’est un équilibre incroyablement subtil.

Très, très subtil, oui. On commence le film par une image très puissante, indélébile. Ce type traîne un cadavre sur le sol, le jette dans un trou et y met le feu. Vous ne savez pas ce qui s’est passé, mais vous voulez savoir. Du moins, c’est le pari que nous faisons. Cette image, vous la gardez avec vous tout au long du film. Et les réponses ne viendront que petit à petit. Et quand je le filme lui, je m’arrange pour que la caméra soit toujours en mouvement et légèrement par en dessous, comme un enfant qui essaie de mieux voir, un enfant fasciné qui le suit et essaie de le cerner.

Vous vous référiez à l’expressionnisme, omniprésent : la présence du décor, l’impact du climat, la neige, la pluie, le vent, la lumière... Où se situe la limite entre ce qui relève de l’atmosphère et ce qui relève de la pure imagerie ?

Les deux se mêlent et se nourrissent l’une l’autre. Dans ce film, tout ressemble à un rêve, à une succession ou un enchevêtrement de rêves. Stan passe son temps à se réveiller dans des réalités différentes. Il s’endort dans le bus, se réveille près de la fête foraine ; il se réveille dans la ville, devenu médium dans un cabaret ; plus tard il se réveille au milieu de nulle part, barbu, dans un campement de SDF... C’est comme s’il passait son temps à se réveiller de son précédent cauchemar. Aux ciels magnifiques de la partie foraine s’oppose l’absence presque totale d’extérieurs dans la partie ville. Tout est dans le contraste, la rupture. Pourquoi a-t-on construit la foire en vrai plutôt que de tourner en studio? Pour que les tentes, les chapiteaux respirent. Vrooooum, le vent s’engouffre sous elles, elles respirent et vivent comme un utérus, comme un cœur qui bat. Mais en ville, rien ne bouge, ce ne sont que grands murs inertes et perspectives sévères, du verre, de l’acier. Il faut que ce soit exagéré, selon une logique onirique, mais en maintenant un certain niveau de réalité. Le travail de production design sur toute la partie foraine a été particulièrement difficile. Il fallait que les couleurs et les matières soient raccord avec la réalité de l’époque. Là-dessus, on ne peut pas faire le malin, ça doit avoir l’air un peu moche, usé. Idem pour la photo. On aurait pu faire une photo d’époque « dorée » mais on a choisi une image plus dure, plus « fermée », les grandes tentes bloquent le soleil, même si on aperçoit le ciel. Et en ville, il n’y a pas de ciel, mais des buildings à la place. Sur ce plan, c’est l’un des films les plus complexes qu’on ait fait, avec mon équipe. Pour moi, le seul moment où Stan est vraiment réveillé, c’est la toute fin.

Le film de cirque ou de fête foraine, c’est un sous-genre pour vous ?

Deux sous-genres, je dirais... Ce sont deux phénomènes très différents l’un de l’autre. Le cirque représente une autre couche de la société, presque la noblesse comparée à la fête foraine, qui est une entreprise quasi underground. Le cirque, c’est une petite famille. La foire, elle, est pleine d’humanité et d’ombres, peuplée de gens peu recommandables, des gens recherchés, des gens vivant à la frontière de l’illégalité, une société très fermée, très opaque. Entre forains, ils ont comme un code, c’est un mode de vie. Clem [Willem Dafoe] voit Stan au début, il le « reconnaît ». Il sait qu’il fuit quelque chose au premier coup d’œil.

Nightmare Alley : Guillermo del Toro signe une fable noire envoûtante [critique]

Pour revenir à notre première question, votre nom est désormais une signature et un capital. C’est une clé qui ouvre les portes mais qui peut aussi vous emprisonner dans une niche. On le sent dans la communication autour du film, qui promet du « del Toro » mais doit insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un film fantastique.

J’ai vécu la même chose une première fois sur Crimson Peak [2015]. Je passais mon temps à répéter en interview qu’il s’agissait d’une romance gothique mais rien n’y faisait, tout le monde continuait à entrer dans la salle en espérant voir un film d’horreur… Alors oui, il y a une signature mais vous avez raison, elle doit m’aider à ne pas m’enfermer. C’est ce que j’ai cherché toute ma vie. Ma signature, c’est d’abord d’être capable de tourner aussi bien L’Échine du diable [2001] que Pacific Rim [2013], toute une latitude pour s’épanouir et se développer plutôt que de se recroqueviller sur ses recettes éprouvées, ses réflexes ou ses facilités. Voilà, je devais faire Nightmare Alley, j’en étais là dans ma vie et dans ma carrière. Des gens vont y venir en croyant voir des monstres ou un film fantastique, alors on est obligé d’essayer de cadrer le truc, même si l’on sait qu’on n’y échappera pas.

Sauf que ça y est, après La Forme de l’eau, votre marque et votre signature vont bien au-delà de ces idées préconçues. Et tout film noir qu’il est, Nightmare Alley prouve qu’il y a un style del Toro, identifiable entre tous, qui transcende les genres. Donc vous ne devriez plus avoir à vous en soucier. 

Oh je ne m’en soucie pas ! Je ne m’en soucie plus... Mais je comprends bien la question que vous soulevez. Toute ma vie, j’ai été trop « arty » pour certains pans de la pop culture et trop « pop culture » pour une partie du monde de l’art ou de la culture officielle. J’étais en dehors du moule dans les deux cas. Mais petit à petit, des deux côtés, des gens sont sortis du moule à leur tour et m’ont rejoint à l’extérieur, où l’on regarde tout ça depuis la vitrine. J’aime beaucoup cette position. Cela fait trente ans que j’y suis et je continuerai, jusqu’à mon dernier souffle.

Qu’en est-il de votre projet de livres d’entretiens avec Michael Mann et George Miller, que vous aviez évoqué au cours d’une précédente interview, il y a trois ans ?

Je n’ai pas eu le temps de m’y consacrer. Et ce, pour deux raisons : en commençant le film, je m’étais dit « celui-là, il ne devrait pas être trop dur à faire ». Hé hé, ça me fait rire d’y repenser, alors que c’est sans doute le film le plus compliqué que j’ai jamais réalisé... J’avais clairement sous-estimé l’ampleur de la tâche. Et là-dessus, la pandémie a tout bousculé. Mais j’ai toujours l’intention de faire ces livres parce que j’aime par-des- sus tout échanger avec les autres metteurs en scène. Réfléchir avec eux à la puissance des images, surtout avec ces deux types-là, vous imaginez ? L’idée n’est pas abandonnée. Pendant le confinement, j’en ai eu une espèce d’avant-goût. Je passais mon temps à échanger des SMS avec les uns ou les autres. J’écrivais à Miller : « Dis, je viens de revoir Duel de Spielberg, il y a deux plans qui m’ont fait penser à Mad Max. Tu les avais en tête ? » Et il me répondait : « Absolument. » Puis j’écrivais aux Coen : « Au fait, vous aviez Mad Max II à l’esprit quand vous tourniez Arizona Jr ? » – « Carrément! » J’ai fait pas mal de petites interviews perso comme ça par textos. Vous savez, l’amour du cinéma m’a littéralement sauvé la vie plusieurs fois. Cette relation intime avec les images, c’est une notion très profonde et émouvante pour moi. Et j’aimerais contribuer à ce que l’on approche le travail des maîtres contemporains avec la même révérence et la même rigueur que celui des grands classiques, à la manière du Hitchcock/Truffaut. Qu’ils aient la plateforme pour poser leurs propres mots sur l’œuvre magistrale qu’ils nous ont léguée.  

Nightmare Alley. De Guillermo del Toro. Avec Bradley Cooper, Cate Blanchett, Toni Colette. Durée : 2h31. Sortie le 19 janvier 2022

Propos recueillis par Guillaume Bonnet