Detroit
Mars Films

Kathryn Bigelow raconte la folie raciste des forces de l’ordre dans le Detroit de 1967. 

Ce dimanche soir, Arte ouvrira son cycle consacré à la réalisatrice Kathryn Bigelow en diffusant Détroit, sa dernière mise en scène sortie au cinéma en 2017. A cette occasion nous republions notre critique du film, ainsi que des interviews de la cinéaste et de deux de ses acteurs, John Boyega et Will Poulter. Bonne lecture !

En 1959, Otto Preminger concluait Autopsie d’un meurtre, classique absolu du film de procès, par le plan d’une poubelle, histoire de bien signifier ce qu’il pensait du système judiciaire qu’il venait de passer deux heures à disséquer. Il y a également un procès à la fin de Detroit, un verdict pas satisfaisant, et une poubelle à la sortie du tribunal. Poubelle dans laquelle fonce vomir l’un des protagonistes… Le symbole n’est peut-être pas très subtil mais a le mérite de clairement souligner l’intensité de la colère politique et du sentiment d’injustice qui animent ici la réalisatrice Kathryn Bigelow et son scénariste Mark Boal. Les deux précédents films du duo, Démineurs (sur l’addiction à l’adrénaline d’un bon petit soldat de l’Oncle Sam) et Zero Dark Thirty (sur la longue traque de Ben Laden par Jessica Chastain) frappaient par leur ambigüité politique, cette façon qu’ils avaient de louvoyer, ménageant la chèvre républicaine et le chou démocrate. Les commentaires sur les deux films, en plus de leur réception triomphale aux Etats-Unis, rappelaient les débats sur Voyage au bout de l’enfer à la fin des 70’s. De droite ? De gauche ? Un peu des deux ? Ni l’un ni l’autre ?

Troisième opus du tandem Bigelow-Boal, Detroit, lui, ne tourne pas autour du pot. Préfère foncer dans le tas. En filmant dès les vingt premières minutes du film les tanks de la Garde Nationale entrer dans le ghetto black de Detroit comme des troupes impérialistes envahissant un pays du Moyen-Orient, en montrant des flics sanguinaires canardant la population noire à bout portant comme dans un shoot-em-up à ciel ouvert, le film entend se placer dans l’orbite du mouvement Black Lives Matter, convoquant d’emblée sur l’écran – et dans la salle, à nos côtés – les ombres de Trayvon Martin, Michael Brown, Eric Gardner… Tous les Noirs descendus sans raison par la police ces dernières années. En 1995, le Strange Days de Bigelow, tourné au lendemain de l’affaire Rodney King, imaginait un futur proche complètement fucked up, où des policiers armés jusqu’aux dents descendaient des Noirs et des femmes au cours de contrôle de routine. Detroit raconte ça aussi. Sauf que ce n’est pas de la science-fiction.

Mais que s’est-il exactement passé à Detroit en cet été 67 ? Porté par le script étonnant et très dynamique de Mark Boal, le film, une œuvre chorale dont on ne comprendra qui est le véritable héros que dans le dernier mouvement, passe en un peu plus de deux heures du movie journalism caméra à l’épaule au thriller judiciaire, via le film d’horreur, lors de la longue et éprouvante séquence qui recrée dans ses détails les plus répugnants les événements de la nuit du 25 juillet 1967 au Algiers Motel. Une nuit de terreur généralement relégué aux notes de bas de pages des livres d’histoire, mais que Bigelow et Boal semblent identifier comme le point nodal de la question raciale en Amérique. Ils réouvrent l’enquête comme d’autres continuent d’essayer de percer le mystère du Tueur du Zodiaque. Parce que ça les empêche de dormir, et pour ne pas laisser les faits disparaître dans la nuit des temps.

 
John Boyega et Will Poulter racontent le tournage de Detroit

Nuit d'horreur
Ce soir-là, à Detroit, alors que la ville tente de se remettre de plusieurs jours d’émeute, des flics débarquent au Algiers, un motel peuplé par une faune bohême, alertés par un coup de feu tiré par ce qu’ils pensent être un sniper. Pendant des heures, à la recherche d’un coupable et d’une arme qu’ils ne trouveront jamais, les forces de l’ordre vont brutaliser et torturer les clients (à majorité Noirs), en laissant trois sur le carreau, au cours d’une lente descente aux enfers où s’enchevêtrent la pulsion meurtrière incontrôlée, la folie raciste et la soumission à l’autorité, comme dans une version hardcore d’une expérience de Milgram.

Bigelow reconstitue la nuit d’horreur avec une énergie et une colère terrassantes. Ahurissantes. Retrouvant ici son chef opérateur de Démineurs, Barry Ackroyd, un fidèle de Paul Greengrass (il a signé l’image de Vol 93 et Captain Philips) elle parvient à transcender ce néo-cinéma vérité épileptique qui est devenu la plaie du cinéma d’action contemporain, en le trempant dans une fureur B qui rappelle le meilleur de son cinéma eighties. Vous vous souvenez de cette longue séquence d’Aux Frontières de l’Aube, quand la bande de vampires de Lance Henriksen et Bill Paxton vient terroriser un bar de gentils rednecks ? C’est pareil ici. Avec des flics fous de la gâchette en lieu et place des goules assoiffées de sang. Mais si ce style pseudo-documentaire essoré retrouve de sa pertinence, c’est peut-être aussi parce que Bigelow remonte à la source du genre, l’année 67, celle de la sortie de Bonnie and Clyde et du tournage de La Nuit des Morts-Vivants, quand les jeunes cinéastes américains étaient électrisés par la nouvelle vague documentaire (des frères Maysles à Pennebaker), et ce qu’ils voyaient tous les soirs au journal télévisé. Quand le ciné US était teigneux, anar, incendiaire… Non, vraiment : Detroit est une bonne leçon d’histoire. 

Bande-annonce de Detroit :


Kathryn Bigelow : “Avec Detroit, je veux éveiller les consciences”