Le film de Robin Hardy ressort au cinéma cette semaine.
C’est l’histoire d’une œuvre oubliée, qui devint au tournant du millénaire une petite secte avant de s’établir en religion officielle. Voici comment The Wicker Man, curiosité anglaise des 70s, est devenu le film le plus influent de notre époque.
L’histoire du cinéma a ceci de marrant que, du jour au lendemain, une bizarrerie pour initiés peut subitement devenir l’œuvre la plus influente de son époque. C’est un peu plus qu’un effet de mode, une réécriture des Tables de la Loi exécutée sans sommation. Le sommet dans le genre reste bien sûr la trajectoire de Vertigo, film quasi-invisible et passablement ignoré jusqu’au début des années 90, élu récemment et officiellement, "plus grand film de tous les temps". Une remontada spectaculaire qui met bien en relief la versatilité particulièrement divertissante de la cinéphilie. À côté, les hiérarchies du rock ou du jeu vidéo paraissent complètement figées, brandissant les mêmes vieux totems depuis belle lurette.
Ce flux tortillant est le signe que la pellicule reste une matière vivante. Une bonne raison de chroniquer ses diverses fluctuations. Ces derniers temps, par exemple, on a aperçu beaucoup de jeunes gens s’exciter devant la sortie en copie restaurée de The Wicker Man, extravagance 70s, païenne et british, signée par le très obscur Robin Hardy. Si vous n’avez jamais entendu parler de ce film-là, c’est tout à fait normal puisqu’il débarque tout droit de l’underground. Vous le ne savez pas, mais beaucoup des choses que vous avez adoré ces dernières années lui rendait hommage, voire le pompait sans vergogne. Le tour de magie n’a rien de neuf mais il fait toujours son petit effet : en moins de vingt ans The Wicker Man est passé du statut de rareté inclassable à celui de chef-d’œuvre intouchable du cinéma.
CINÉMA DE QUARTIER
Avant 2003, c’est très simple : personne n’a vu ce film en France à part quelques illuminés qui commandent de l’import anglais via leur modem 56K. C’est leur gourou à tous, Jean-Pierre Dionnet, qui va sortir The Wicker Man, alors inédit en salles et en vidéo ici, dans une superbe édition DVD issue de sa collection « Cinéma de quartier ». Dans les pays anglosaxons, le culte s’est mis en branle quelque temps plus tôt, à la toute fin des 90s via les magazines spécialisés dans le cinéma bis (type Fangoria ou Video Watchdog) et l’essor soudain du web.
Il faut dire que le film a beau être obscur, il compte malgré tout dans ses rangs un produit d’appel phénoménal pour tous les fans d’horreur : Christopher Lee. Par ailleurs, l’acteur s’amuse à raconter à longueur d’interviews que le chef-d’œuvre de sa carrière, c’est ce film-là et aucun autre. Forcément, ça en excite quelques-uns, qui, une fois tombés sur la rareté, hallucinent complètement. Et pour cause. The Wicker Man, c’est l’histoire d’un flic bigot, joué par le magnifiquement rigide Edward Woodward, qui débarque sur une île écossaise à la recherche d’une gamine disparue. Le lieu est peuplé de gentils illuminés new age qui aiment bien, par ordre de préférence, chanter, se trimballer à poil et porter des masques d’animaux. Tous ont adopté les lois d’une religion néo-paienne, qui leur promet richesse et abondance, édictée par leur leader, Lord Summerisle (interprété par un Christopher Lee effectivement dans le rôle de sa vie).
De fait, l’enquête s’annonce complexe, surtout avec ces gens qui chantent partout, tout le temps. C’est à peu près ici qu’il faut vous dire que malgré le petit fumet Hammer qui s’en dégage, The Wicker Man n’est absolument pas un film d’horreur. Ou alors si, un peu, mais vers la fin. Et dans ce cas-là, c’est aussi une comédie musicale. Et un thriller à twist. Et un essai comparé sur les religions. Bref, c’est une hallucination totale que le pitch ne laisse qu’entrevoir. Écrit par le scénariste du Limier et de Frenzy, Anthony Shaffer, réalisé par un documentariste un peu hippie, très érudit et dingue d’anthropologie, le film fait s’entrechoquer tout un tas de registres de cinéma (et de chansons!) et se révèle complètement irréductible à la question du genre. Il semble planer dans sa propre galaxie, un peu trip, un peu baba, un peu isolé. C’est un film sans véritables aïeux. C’est un film qui était parti pour n’avoir aucun héritier.
MANTRA POP CULTUREL
Alors qu’on l’avait naturellement rangé au rayon « bizarrerie de premier choix » au moment de sa redécouverte, The Wicker Man n’allait cesser de se rappeler à notre bon souvenir. Au début on n’y a pas trop fait attention, que ce soit devant les néo-mormons du sublime Village de Shyamalan (2004) ou devant la nature possédée et la communauté énervée du teigneux Eden Lake (James Watkins, 2008). On s’était même à peine étonnés d’un inattendu, et très rigolo, remake-nanar avec Nicolas Cage en 2006. La trajectoire du film a véritablement dévié lorsque Kill List de Ben Wheatley fit son petit effet à Cannes en 2011. Le film de Robin Hardy devint en à peu près une nuit le nouveau mantra pop culturel du moment, dépassant vite le cadre de la simple cinéphilie (Radiohead lui écrira par exemple une chanson-hommage, "Burn the Witch").
Qu’est-ce qui vous a fait peur ces dernières années? The Witch de Robert Eggers ? Midsommar d’Ari Aster ? Le Rituel de David Bruckner ? Autant de « wickermaneries » particulièrement réussies. On pourrait en rajouter d’autres, un peu plus discutables, mais qui ont fait un peu causer, comme Le Bon Apôtre de Gareth Evans ou toute la filmo d’Oz Perkins. L’aura du film de Robin Hardy a surinvesti le paysage de la trouille contemporaine, créant un sous-genre qui représente à la louche un bon tiers de la production actuelle, et qu’on a baptisé le folk horror (sommairement : le film d’horreur atmosphérique, champêtre et païen). Le génie, et l’insuccès, de The Wicker Man tenait à son aspect protéiforme, investissant les genres et les tonalités avec une aisance folle. De fait, son influence s’est logiquement déployée partout, traçant désormais un réseau vraiment immense, et donnant l’impression de vampiriser tout un pan de l’imagerie contemporaine puisqu’on la retrouve également dans la pub, les jeux vidéo et très récemment dans une série télé HBO, The Third Day avec Jude Law, qui reprenait telles quelles des séquences entières du film.
Mais qu’est-ce qui a pu séduire à ce point notre époque dans ce geste cintré, typique des audaces seventies ? Le vertige écolo new age à la sauce païenne ? Disons que ça peut parler au public d’aujourd’hui, oui. Le concept du film d’horreur qui n’en est pas un? Avouons qu’en 2020, ça fait très chic de tremper son petit doigt dans le genre pour mieux le retirer immédiatement. The Wicker Man raconte donc quelque chose de notre époque, de nos idéaux, de nos cauchemars et de notre idée du bon goût, tout en nous plongeant la tête dans des visions nourries par Charles Manson, David Hamilton et les feuilletons de la BBC. Il le fait avec d’autant plus de force qu’il a mis presque cinquante ans pour nous parvenir, passant de l’oubli à la marge pour dériver vers le mainstream. Preuve qu’il a de l’endurance et du coffre. Vertigo a du souci à se faire.
Voici les films à voir dès la réouverture des salles de cinéma le 19 mai
Commentaires