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"J'ai voulu raconter ce que ça coûtait quotidiennement à Saint Laurent d'être Saint Laurent"

Arte rediffusera ce soir Saint Laurent, le biopic du célèbre couturier français, disparu en 2008. Il est incarné dans cette version (concurrente à celle de Jalil Lespert avec Pierre Niney) par le regretté Gaspard Ulliel. A sa sortie, en 2014, Première avait rencontré toute l'équipe. Nous republions ci-dessous l'entretien de son réalisateur, Bertrand Bonello, entrecoupé de liens vers les interviews de la star du film, ainsi que de son producteur, Eric Altmayer.


Gaspard Ulliel : "Saint Laurent, c'est le rôle que j'attendais"

Saint Laurent est une œuvre de commande, une idée de producteurs. Est-ce qu’une partie du challenge pour vous ne consistait pas à réaliser quelque chose de très personnel à partir d’un projet pensé par d’autres ? Je n’aime pas trop l’expression « film de commande » car ça sous-entend qu’il y avait un scénario déjà écrit que je me serais contenté de mettre en scène. Or, à part la proposition de faire un long métrage sur Yves Saint Laurent, il n’y avait rien... Thomas (Bidegain, le coscénariste) et moi sommes partis de zéro. Cela dit, c’est vrai que je me suis demandé comment j’allais m’épanouir dans un film plus « lourd », plus grand public. Comment ne pas perdre sa liberté quand le budget grossit ? C’est une vraie question. Et la demande plus ou moins implicite des frères Altmayer (les producteurs) était en effet que je respecte certains codes du biopic tout en les pervertissant.

Vous assumez désormais le terme « biopic » ? À Cannes, vous ne l’employiez que du bout des lèvres... C’est un genre à part, le biopic. On a beau partir avec les meilleures intentions du monde, il y a plein de travers dans lesquels on peut facilement tomber si on n’est pas vigilant ou volontariste, pour la simple raison qu’on se met à raconter des choses qu’on n’aurait pas imaginées si la personne n’avait pas existé. Par exemple, on n’aurait jamais inventé que le personnage va dessiner à Marrakech. Mais comme Yves Saint Laurent et Marrakech, c’est indissociable, on le fait. La réalité nous y pousse. Certains biopics rusent en se concentrant sur des périodes très courtes, comme le Van Gogh de Maurice Pialat ou Last Days, de Gus Van Sant, mais ici, dans la mesure où l’action se déroule sur dix ans, il y avait des passages obligés, des éléments à respecter. À respecter tout en les cassant. Après, si j’emploie le terme « biopic » du bout des lèvres, c’est parce que le genre a mauvaise réputation, y compris à mes yeux. Il y en a très peu que j’aime.

Saint Laurent, magistral requiem artistique

Il faut dire que beaucoup sont mauvais... Par définition, le biopic est un film sur quelqu’un de connu qui a un destin, mais le problème, la plupart du temps, c’est que les scénarios s’emploient à analyser tout ça, à expliquer pourquoi cette personne devient célèbre, à la rendre humaine et finalement à la démythifier. Or moi j’aime quand le cinéma mythifie. On n’a pas voulu raconter comment Saint Laurent est devenu Saint Laurent mais ce que ça coûtait quotidiennement à Saint Laurent d’être Saint Laurent.

Y a-t-il des biopics qui trouvent grâce à vos yeux? Je ne veux pas faire de généralités, il en existe de très bons. Le Rebelle (King Vidor, 1950, sur l’architecte Frank Lloyd Wright), c’est magnifique. J’ai aussi de l’affection pour Aviator, même si c’est un film problématique. Martin Scorsese s’y essaie à un exercice pas simple : faire le portrait d’un homme riche, pas forcément agréable ni excusable qui est toujours dans la démesure. C’est plus ambitieux que La Môme et son personnage qui vient des faubourgs et rêve de réussir... Là, on fabrique de l’empathie à peu de frais. Le spectateur se dit : « Tiens, ça pourrait m’arriver à moi aussi. » Je n’aime pas ça.

Le biopic de sales types est une spécialité plutôt scorsesienne, de Raging Bull au Loup de Wall Street. Vous aussi, d’ailleurs, vous suggérez dans votre film que Saint Laurent n’était pas un saint... Oui, c’est peut-être simpliste, mais j’aimais l’idée de la sainteté, du martyre. C’est « saint » dans le sens de « regardez comme je souffre pour arriver à créer ». C’était le grand sujet de sa vie. Il devait créer sans cesse et il en a souffert jusqu’à s’abîmer dans la dépression, les drogues et l’alcool. L’un des avantages du biopic, c’est qu’il offre une matière bigger than life. On n’a pas d’efforts à faire pour que le public y croie puisque tout est vrai. Le spectateur accepte d’emblée la démesure. Chez Yves Saint Laurent, il y a un côté « dernier des géants » qui est très séduisant. Ca me permettait de faire un film très visuel, très soyeux, décadent au sens étymologique du terme. C’est vraiment la fin d’une époque.

Eric Altmayer : "Avec Saint Laurent, on ne cherche pas à plaire à tout le monde "

L’une des plaies du biopic est la reconstitution d’époque en toc. Quel est le secret pour y échapper ? Alors ça, c’est l’angoisse. Surtout pour une période comme les années 70 parce que ça reste très proche de nous. Il était plus simple de recréer les années 1900 dans L’Apollonide (2011) car on n’a pas cette mémoire-là. Il est possible d’inventer, de broder. Mon credo, c’est qu’on a le droit de mentir à partir du moment où c’est assumé. La documentation sert à ça : s’en éloigner. Ce ne sont pas des approximations mais des choses qu’on modifie pour des raisons très précises. Comment ne pas faire toc ? Il faut être attentif à chaque détail. Un bon moyen pour ne pas se planter est d’éviter de multiplier les scènes en extérieurs. C’est souvent ça qui est mortel dans les films d’époque. Pour L’Apollonide, je ne voulais pas qu’il y ait de chevaux, de carrioles... L’action se passe dans une maison close, donc l’idée de l’enfermement était justifiée. Saint Laurent aussi est en prison d’une certaine façon. Ses contacts avec le réel sont extrêmement rares. Il est dans sa bulle, dans son monde de création et de perdition. Si on ne le voit pas dehors, ce n’est pas une question de budget. Je n’arrivais tout simplement pas à l’imaginer se promenant dans la rue, discutant aux terrasses des cafés.

La grande référence esthétique ici, c’est Visconti... Sur l’idée de la fin de la beauté, oui, ça s’imposait. Saint Laurent est un personnage assez viscontien qui était obsédé par Proust, comme Visconti. Même s’il n’a jamais mené à bien son adaptation d’À la recherche du temps perdu, ce projet a infusé tous ses autres films. Avec Thomas, on a très vite revu Violence et Passion (1974) pour avoir une base de travail et de dialogues.

Et Helmut Berger (acteur fétiche de Luchino Visconti, qui interprète Saint Laurent vieux), à quel moment avez-vous songé à lui ? C’est le premier comédien auquel on ait pensé. C’était une évidence. Mais Helmut n’est pas simple. Il ne peut pas apprendre son texte, il ne voulait pas lire le scénario... Ca ne connecte pas toujours. Récemment, il a encore tout cassé dans un avion et s’est enfermé dans les toilettes d’un aéroport pendant trois heures. J’ai cru à un moment qu’on n’y arriverait pas. Puis il s’est calmé en arrivant sur le plateau quand il a vu les décors, les éclairages, la caméra 35 mm. Je crois que ça l’a ramené à l’époque où il était une immense star, où il tournait ses grands classiques. À Cannes, il a beaucoup pleuré, j’ai dû l’aider à monter les marches. C’est vraiment un acteur oublié, il n’a pas fait de grand film depuis Le Parrain 3. Ma mère a été très impressionnée quand elle a su que j’allais tourner avec Helmut Berger, mais pour les jeunes, ça ne veut plus rien dire.

Le film dure 2h30. C’était ce que vous envisagiez dès le départ ? J’ai très vite estimé qu’on serait au-delà des deux heures, mais je n’avais pas prévu lors de l’écriture que les scènes entre Yves (Gaspard Ulliel) et Jacques de Bascher (Louis Garrel) seraient aussi étirées. Le script disait juste : « Intérieur nuit. Yves est chez Jacques. Ils se droguent. » À partir de là, ça peut durer cinq secondes ou cinq minutes... Les choses se sont très bien passées entre Gaspard et Louis, et quand une bonne ambiance s’installe sur un plateau, le réalisateur est comme un vampire. Il se jette sur ces moments-là. Donc voilà, mon Saint Laurent fait 2 h 30, ce qui le rend un peu plus compliqué à distribuer. Les producteurs ont d’abord un peu râlé, mais ils ont compris en le voyant que c’était la bonne durée. D’ailleurs, j’ai beau chercher, je n’arrive pas à trouver d’exemples de films qui parlent du temps qui passe sans prendre le temps de le faire. Vous en connaissez, vous ?

Il y a La Jetée, de Chris Marker... Oui, c’est vrai. Cela dit, je ne crois pas que les producteurs auraient été ravis que je leur livre un film comme La Jetée ! (Rire.)

Saint Laurent est à voir aussi sur Première Max

Deux longs métrages sur le couturier qui sortent la même année, qu’est-ce que ça dit selon vous de la France en général et du cinéma français en particulier ? Depuis sept ou huit ans, tout le monde cherche à réaliser des biopics. Il y en a également eu deux sur Coco Chanel... Saint Laurent est une figure incontournable qui est mondialement connue, ce n’est donc pas illogique que deux personnes aient la même idée au même moment. Je ne pense pas que ça trahisse un manque d’originalité du cinéma hexagonal, j’ai au contraire tendance à trouver la production extrêmement diverse ces temps-ci. Sur la France en général, je ne sais pas quoi vous dire, sinon que moi, j’ai fantasmé à l’idée de faire un film à l’étranger et que je me suis vraiment cassé la gueule. J’ai tourné L’Apollonide en réaction à ça, pour assumer quelque chose de très français. Le XIXe siècle, les maisons closes, on est quasiment au musée d’Orsay... C’est la même démarche avec le personnage de Saint Laurent : puisque je ne peux pas aller ailleurs, j’ai décidé d’être très « local ». Extrêmement français et universel à la fois.

 

Parfois, les biopics sont un peu aussi des autoportraits, non ? Je ne dis pas : « Saint Laurent, c’est moi » parce que ce serait prétentieux mais, forcément, on ne peut pas y couper. Je me reconnais dans cette idée de la création dans la douleur, dans la dépression qu’on combat par le travail et l’abandon. Tiens, Pierre Bergé ! (Incroyable mais vrai, Guillaume Gallienne, qui interprète Pierre Bergé dans le Yves Saint Laurent de Jalil Lespert, passe dans la rue, à quelques mètres de nous).

Vous vous connaissez ? Non. En revanche, j’avais rencontré Pierre Niney (qui incarne le couturier dans le film de Lespert) pour une audition. Je ne l’ai pas pris parce que je le trouvais beaucoup trop jeune et que je ne l’imaginais pas jouer Saint Laurent à 40 ans. Il me semblait léger en termes de poids.

Vous avez vu le film de Jalil LespertNon plus. Ca m’évite d’avoir à jouer au jeu des comparaisons. Mais ça me poursuit ces histoires car déjà à l’époque de L’Apollonide, Canal+ diffusait simultanément une série sur le même sujet (Maison close). Bon, ce sont des choses qui arrivent, même si ce n’est pas super agréable.

Et Pierre Bergé, vous allez lui montrer le film ? Je sais qu’il a envie de le voir. Je lui ai d’ailleurs proposé d’organiser une projection, mais il n’a pas encore répondu. (L’interview a été réalisée le 2 juillet dernier.)

Dans la « guerre » des films sur Saint Laurent, Bergé s’est retrouvé à parrainer le projet le moins « artistique » des deux. Vous pensez qu’il est conscient de l’ironie ? Ce n’est pas de l’ironie, c’est un paradoxe malheureux, et je pense qu’il le regrette. Il ne le dira pas ouvertement, mais il m’a confié qu’il trouvait dommage que notre rencontre ne se soit pas passée dans de bonnes conditions. Maintenant, je suis évidemment très curieux d’avoir son avis sur le film.

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