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Avec The Look of Silence, Joshua Oppenheimer poursuit le travail entrepris depuis 2004 avec The Act of Killing, dans lequel il interviewait les principaux responsables des massacres de masse de 1965 en Indonésie. A force de ruse et de patience, il avait filmé certains d’entre eux s’effondrant sous le poids du remords. Le film lui avait valu une nomination à l’Oscar ainsi que le parrainage enthousiaste de Werner Herzog et Errol Morris. Dans ce second volet, Oppenheimer change de point de vue et confie à Adi, le frère d’une victime, le soin de confronter les bourreaux afin de traquer chez eux une lueur d’humanité.Oppenheimer a mis dix ans à réaliser ces deux films complémentaires. Le résultat est un monument de cinéma, dont la diffusion dans le monde entier permettra peut-être d’améliorer le sort des Indonésiens. Le réalisateur nous parle de sa démarche, et de l’espoir que ses films feront un peu avancer les choses. Mais la route est encore longue.Comment avez-vous trouvé la méthode, après avoir trouvé le sujet ?Il n’y a pas une méthode commune pour ces deux films mais chacun traite des aspects complémentaires d’un même sujet, qui n’est pas le génocide de 1965 mais l’impunité qui persiste aujourd’hui. Dans le premier (The Act of Killing), la méthode utilisée permet aux responsables de mettre en scène la reconstitution de leurs actes. C’était une façon d’essayer de comprendre les mensonges, les fantasmes, les histoires, les fictions que ces hommes ont inventés pour pouvoir vivre avec ce qu’ils ont fait. Le second film traite de ce qui arrive aux hommes, et spécialement aux survivants, lorsqu’ils doivent passer un demi siècle dans la peur. Là, la méthode qui consiste à mettre Adi face aux tortionnaires est apparue lorsqu’il m’a dit qu’il tenait à cette confrontation. Lorsque nous y avons réfléchi en 2012, je lui ai dit que c’était trop dangereux, surtout avec des gens qui détiennent encore le monopole du pouvoir. Puis Adi m’a expliqué que c’était la seule façon pour lui de libérer ses enfants de la prison de peur dans laquelle lui et ses parents avaient vécu. En organisant une sorte de réconciliation avec ses voisins, ils pourraient vivre en paix comme des êtres humains, et non comme des bourreaux et des victimes. Finalement, je me suis rendu compte que ce serait possible parce que les gens qu’Adi voulait rencontrer, ceux qui avaient tué son frère et qui avaient un certain pouvoir au niveau local, n’oseraient pas s’en prendre à nous par peur d’offenser leurs supérieurs, dont ils pensaient que j’étais proche parce que j’avais filmé The Act of Killing pendant 5 ans, avec leur participation. J’ai dit à Adi que je n’espérais pas obtenir d’excuse de leur part, mais que si je faisais bien mon travail, et si j’arrivais à filmer avec précision et intimité les réactions très humaines qui arrivent inévitablement quand quelqu’un entre dans leur maison pour leur dire : « vous avez tué mon frère ; pouvez-vous en assumer la responsabilité ? », je montrerais aussi la panique, la peur, la honte, la culpabilité qu’ils ressentiraient inévitablement, sans oublier la réaction de défense et de colère. Si je réussissais, je pourrais montrer à quel point le tissu social est défait, et à quel point il est urgent d’organiser une réconciliation. Non seulement les Indonésiens sont divisés, mais ils sont individuellement coupés de leur propre passé. Si nous montrons pourquoi les confrontations échouent, nous pouvons quand même réussir collectivement là où nous avons échoué individuellement.>> Rencontre avec Joshua Oppenheimer sur The Act of Killing">>>> Rencontre avec Joshua Oppenheimer sur The Act of KillingOn frémit à l’idée que vous avez tourné ce film alors que le gouvernement est toujours en place. Quelles précautions avez-vous prises?Il fallait aller le plus vite et le plus discrètement possible, en commençant par interviewer les plus faibles pour remonter aux plus dangereux. Nous avons donc débuté avec celui qui porte les lunettes rouges sur l’affiche. Nous savions qu’il avait des rapports très mauvais avec ses supérieurs, qu’il habitait dans un endroit reculé, et il était peu probable que la nouvelle se répande que nous l’avions filmé. Par la suite, nous avons évalué les risques à chaque étape. Nous étions toujours prêts à arrêter, même après avoir filmé 1, 2 ou 3 séquences. Nous avons pris beaucoup de précautions pendant les prises de vues. Par exemple, Adi arrivait aux confrontations sans papiers et sans téléphone. Ainsi, dans le cas où on aurait été arrêtés, ils n’auraient pas eu le temps d’identifier Adi avant que j’obtienne de l’aide de mon ambassade. Nous arrivions avec deux voitures pour faciliter notre fuite en cas de besoin (c’est plus difficile de suivre deux voitures). Pour les plus dangereuses confrontations, la famille d’Adi était à l’aéroport, prête à être évacuée pour le cas où les choses auraient mal tourné. En plus de toutes ces précautions, je passais toutes les soirées avec Anwar Congo, parce que tout le monde me savait proche de lui, et si l’information avait circulé, il aurait été le premier prévenu, et il n’aurait pas manqué de me le faire savoir. Ou je me serais rendu compte que quelque chose n’allait pas.Est-ce pour limiter les risques qu’il y a tant de collaborateurs anonymes dans les crédits du film ?Certains membres de l’équipe ont donné dix ans de leur vie, changé le cours de leurs carrières (il y avait parmi eux des avocats, des journalistes, des profs d’université...) pour contribuer à ces deux films. Mais ils ont poursuivi en aidant Adi et sa famille à déménager dans une région plus sûre d’Indonésie, loin de l’influence des exécuteurs qui les avaient terrorisés pendant un demi siècle. Jusqu’ici, Adi n’a jamais été menacé. Mais à la moindre alerte, la famille se réfugiera au Danemark aussi longtemps que nécessaire. De mon côté, je continue à recevoir régulièrement des menaces de mort, je suppose qu’elles viennent des hommes de main des exécuteurs les plus hauts placés ou des services de renseignement de l’armée. C’est pourquoi je ne retourne pas en Indonésie.Adi est opticien, c’est très fort symboliquement. C’est son vrai métier ?Oui. Mais comme chaque fois que vous utilisez une métaphore, il faut la faire grandir, la nourrir. Son métier est de vendre des lunettes au porte à porte. Mais l’idée d’ouvrir les confrontations avec un test de la vision, était une façon de permettre à Adi d’écouter aussi longtemps que nécessaire les horreurs racontées par les coupables, tout en demandant : « et comme ça vous voyez mieux ou moins bien » ? Délibérément, nous nous sommes appuyés sur la réalité afin de créer une métaphore pour l’aveuglement. Voilà un homme dont le métier consiste à aider les gens à voir mieux, qui teste la vision de gens complètement aveugles parce qu’incapables de voir l’horreur cauchemardesque de ce qu’ils racontent. En Grande Bretagne où le film est sorti, une de nos meilleures critiques venait d’un journal d’opticiens (Optometry today).Il y a aussi un sens de l’urgence du temps qui passe. Entre les deux films, certains sont morts, d’autres sont devenus amnésiques. Or, c’est un film sur la mémoire. Ressentiez-vous beaucoup de pression ?Etant donné que les deux films ont été faits en dix ans,  personne ne me croira si je dis que j’ai travaillé dans la précipitation. Mais j’ai travaillé avec une concentration très intense, sans rien faire d’autre. The Act of Killing dans sa version de 2H40 et The Look of Silence forment un seul travail, un tout qui dépasse la somme des parties, et ça a pris dix ans. Pas moins. L’amnésie et la démence du père d’Adi ont été des éléments déterminants grâce auxquels Adi m’a convaincu de confronter les coupables. Quand on a commencé le second film en 2012, il m’a montré la vidéo qu’il a prise de son père au moment où celui-ci devient complètement amnésique. Il a oublié le meurtre qui a détruit sa vie et celle de sa famille, mais il n’a pas oublié la peur. Il est donc enfermé dans une prison de peur sans espoir de la surmonter puisqu’il ne peut pas se rappeler les causes de cette peur. Adi m’a dit je ne veux pas que mes enfants héritent de cette prison. Et il m’a expliqué que s’il arrivait à parler aux coupables en leur disant très doucement qu’il était prêt à leur pardonner s’ils reconnaissent que ce qu’ils ont fait est mal, alors il arriverait peut-être à libérer sa famille en favorisant la réconciliation avec les voisins. Je me suis rendu compte à ce moment que le film ne traiterait pas seulement des bourreaux puissants vivant à côté de survivants terrorisés. Ce ne devrait pas être seulement un film politique sur l’impunité, mais aussi un poème sur l’oubli, en mémoire de toutes les vies irréparablement détruites pendant un demi siècle. Adi ne voulait pas que le film s’achève seulement avec l’espoir d’un début de réconciliation. Le film se termine avec ce qui devrait conclure chaque vie, la mort mais aussi l’amour. Le père d’Adi est mort pendant que je filmais The Act of Killing.The Look of Silence a plusieurs significations (l’apparence du silence, le regard silencieux). Comment avez-vous trouvé ce titre ?Je l’ai trouvé longtemps avant de tourner le film, avant même The Act of Killing. Il part d’un projet de représenter l’invisible, de répondre aux questions : à quoi ressemble le silence né de la peur ? Quelles traces laisse-t-il sur un corps humain, auquel on a refusé le deuil ou la guérison ? C’est un défi poétique pour lequel je me suis préparé en regardant les films de deux maîtres du silence. Ozu, qui arrive à dire des choses importantes dans les silences, entre les mots. Bresson, pour sa précision poétique. Je cherchais un langage qui me permette de me concentrer sur une ride sur le front de Rohani (la mère d’Adi), creusée par 50 ans d’inquiétude, ou le corps du père d’Adi, 103 ans, fripé, quand Adi le baigne. Et le regard silencieux des morts dans les images de paysages. The Act of Killing est ponctué dans sa version longue par ces coupures brutales sur le silence, correspondant aux changements de points de vue, qui passent des bourreaux aux morts absents. Dans The Look of Silence, je voulais immerger le spectateur dans ces silences abrupts, lui faire comprendre ce que ce doit être de vivre pendant 50 ans comme un survivant. Le titre définit ce projet, mais il a aussi d’autres significations. C’est le silence des morts, visible sur le visage d’Adi quand il regarde le film sur l’homme qui a tué son frère. Et c’est le silence des bourreaux sur leur propre culpabilité.Interview Gérard DelormeThe Look of Silence de Joshua Oppenheimer est déjà dans les salles.