Première
par Christophe Narbonne
Le dernier plan de Dheepan s’achevait dans une lumière aveuglante qui inondait le nouveau logement londonien de la famille recomposée du héros -filmé comme un paradis terrestre par opposition à la sordide banlieue française où ce tamoul avait préalablement échoué sans le vouloir. Le scandale, pour certains, était entériné : Jacques Audiard signait un film réactionnaire qui dépeignait, tout en la disqualifiant, la France des “caillera” qu’il valait mieux laisser croupir. Vu comme ça, au premier degré, Dheepan apparaissait “idéologiquement douteux”, voire carrément “nauséabond”. Audiard n’a pas pu rester insensible à ces attaques personnelles qui faisaient semblant d’ignorer le caractère fantasmatique de son film, de sa volonté, disons maladroite, de dépolitiser la banlieue, de ne la penser que comme un décor de western urbain. Serait-ce pour corriger le tir, pour aller contre son précédent film ? Le premier plan des Frères Sisters est tout noir, brutalement illuminé par l’éclat d’un coup de feu, puis deux, puis trois. C’est un plan d’ensemble, en plongée. Des échanges verbaux lointains résonnent. De la pénombre émergent progressivement les deux héros, Charlie et Eli Sisters, des tueurs à gages dont la compétence ne fait aucun doute. Dheepan, ancien soldat, fuyait la violence qui était en lui, les frères Sisters l’ont faite leur. Retour aux origines du mal ? Pas si sûr. Rappelons-nous que Dheepan débutait aussi par une séquence nocturne, surréaliste, qui dévoilait un personnage incongru, encombré de joujoux brillants et multicolores. Le nouvel Audiard, on va vite le constater, s’inscrit bel et bien dans la continuité lumineuse de son prédécesseur.
Du Bien et du Mal
Les frères Sisters doivent débusquer et abattre Hermann Kermit Warm, un homme qui aurait trahi le mystérieux Commodore, leur commanditaire. Ombre maléfique filmée de loin, ce dernier semble faire office de figure paternelle (une obsession audiardienne) pour nos deux solitaires qui lui obéissent aveuglément. Le Bien et le Mal, ils s’en fichent comme de leur première cartouche. On est dans le ‘Wild Wild West’. Dans un premier temps, Audiard respecte humblement les conventions du genre, avec ses durs à cuire poussiéreux, ses grands espaces (en réalité roumains et espagnols !) filmés sans esbroufe. À mesure que la parole des protagonistes se libère, la chevauchée se transforme en conversation, le cadre se resserre, les plans “à l’iris”, cette marque de fabrique du réalisateur, surgissent, les visions oniriques aussi. La fable à la Dheepan se précise pour cet admirateur de Little Big Man, le grand western contestaire et pacifiste d’Arthur Penn. Guidé par le projet utopique de Warm (alchimiste qui a trouvé une formule chimique assurant potentiellement sa richesse destinée à bâtir une société fouriériste), le scénario d’Audiard et Thomas Bidegain dévoile ses véritables intentions qui consistent à rendre leur humanité et leur dignité à des personnages victimes de leur déterminisme familial et social. Une certaine naïveté est à l’œuvre comme dans cette scène où Eli Sisters découvrant les vertus du dentifrice -invention du monde civilisé- entame sa révolution intérieure. Une façon imagée, typiquement cinématographique, de proclamer l’immanence du Bien que l’aîné des frères ressent confusément et qu’il va tenter de transmettre à son cadet. L’occasion pour Audiard d’aborder pour la première fois la question de la fraternité -son inconscient biblique meurtrier, ses déchirements freudiens. Il le fait avec une sincérité et une tendresse folles que la dédicace du film à son frère aîné disparu vient renforcer.
Big Bang
La réussite d’une telle entreprise tient énormément au charisme de ses interprètes qui incarnent moins des personnages que des idées : l’héritage de la violence pour Charlie (Joaquin Phoenix, torturé comme jamais), la possibilité de la rédemption pour Eli (John C. Reilly, la bonté et la barbarie mêlés), le prophétisme zen pour Warm (Riz Ahmed, gueule d’ange faussement fragile), l’apostolat opportuniste pour John Morris (Jake Gyllenhaal, dans le rôle le plus ambigu d’un détective converti aux thèses de Warm). À rebours de Dheepan cette fois, plus taiseux et plus graphique, Audiard a choisi de grands acteurs pour sa peinture assez littéraire d’un monde finissant, comme un écho lointain au Nouvel Hollywood et à ses préoccupations progressistes teintées de mélancolie.