- Fluctuat
Un pays, Taiwan, vu à travers trois époques, et la même histoire d'amour sur un siècle d'écart. La narration vole en éclats. Mais ces éclats répondent à une vision de l'Histoire, et Hou Hsiao Hsien livre un film qui ravive le plaisir de la durée et de la succession des plans.
Three times se développe en trois épisodes qui racontent la même histoire - celle du lien amoureux unissant un homme et une femme -, à trois époques différentes de l'histoire de la Chine, ou plutôt, d'un ancien petit morceau de Chine qui, parce qu'il est séparé du continent, a connu d'autres bouleversements que ceux du communisme. Taiwan, îlot de territoire chinois occupé par le Japon jusqu'en 1945, indépendant depuis 1949, puise sa tradition culturelle dans la Chine continentale, puis s'en sépare au fil du temps.C'est peut-être cette séparation qui est balbutiée ici. Dite en creux par les ruptures que le film impose à la continuité du sens comme à la continuité de la tradition. La coupure que produit à deux reprises sa construction en épisodes et le bégaiement de la narration qui revient trois fois de suite sur elle-même, chaque fois plus exsangue et comme vidée de son pouvoir d'illusion ou de transfiguration du réel, évoquent en tout cas le flottement où se trouvent les histoires pour le cinéaste et l'incertitude qui le frappe quant à la possibilité d'en raconter une. Il conjure cette incertitude en en racontant « trois fois une », zigzaguant de telle façon entre les époques que seule la piste temporelle 1966, 1911 et 2005 et la juxtaposition des différents décors de l'action semblent finalement avoir la force de démontrer quelque chose. Le passage du temps à l'échelle d'un siècle sur le territoire de Taiwan impose une différence significative dans le processus de répétition. Les histoires, quant à elles, ne démontrent rien.Les histoires appartiennent à ce qui est déjà connu, sans importance, expédié à la périphérie de l'action tandis que son coeur est tenu par la question de l'énonciation : un « comment se racontent les histoires à travers l'Histoire ? » qui montre la disparition d'un monde et l'émergence d'une réalité nouvelle. La fuite des repères fournis par une culture séculaire mais perdant peu à peu son sens et sa fonction stabilisatrice, le trouble du présent désorienté par l'intégration d'une culture nouvelle, radicalement étrangère à l'ancienne tradition, indiquent que si la révolution communiste n'a pas eu lieu à Taiwan, l'île n'a pas pu maintenir à elle seule l'ordre culturel d'un monde en train de disparaître sur le continent. Elle a même, de façon contradictoire par rapport à lui, intégré elle aussi le mouvement de transformation qui voulait « faire table rase du passé », pour vivre une révolution sinon capitaliste, du moins fortement marquée par l'apport de la culture anglo-saxonne. Ainsi, le dernier personnage incarné par Shu Qi, qu'avant cela on a vu en hôtesse de bar (« 1966, Kaohsiung, le temps des amours »), puis en courtisane aspirante concubine (« 1911, Dadaocheng, le temps de la liberté »), est celui d'une jeune chanteuse à la mode (« 2005, Taipei, le temps de la jeunesse »), que le cinéaste décrit notamment en train de composer sur son ordinateur, en un chinois dont il souligne que la structure graphique est transformée pour les besoins du clavier et de l'écran, les textes de chansons qu'elle interprète en anglais sur la scène underground de Taipei.Three times s'organise donc selon le principe d'une mise en péril du fil narratif qui est effectuée par la transposition cinématographique d'un trouble de l'énonciation. Le bégaiement, la répétition compulsive de la même syllabe deviennent ici fixation et répétition de la même scène avec, d'une scansion à l'autre, la juste quantité de différence nécessaire pour que le même apparaisse dans l'étrangeté d'un instant nouveau. Les trois épisodes qui semblent raconter la même chose sont encore travaillés, de l'intérieur, par la figure de la répétition. Ainsi, le fil des histoires vole en éclats mais, parce que ces éclats répondent à l'exigence d'une vision de l'Histoire, le cinéaste maintient intacte pour le spectateur le plaisir de la durée et la surprise de la succession des plans, tout entière contenue dans la puissance plastique du rythme et des images comprises non plus comme des forces démonstratives, mais comme des formes symboliques du temps, ou de l'époque, qu'elles représentent.Three Times (Zui hao de shi guang)
Un film de Hou Hsiao Hsien
Taiwan, 2004
Durée : 2h
Avec Shu Qi, Chang Chen, Mei Fang...
Sortie salles France : 16 novembre 2005[Illustrations : Three Times . Photos © Océan Films]
Sur flu :
- Lire la chronique de Three times (Hou Hsiao-Hsien, 2004).
- Lire la chronique de Café lumières (Hou Hsiao-Hsien, 2003).
- Lire la chronique de Les fleurs de Shanghai (Hou Hsiao-Hsien, 1998).Sur le web :
- Consultez salles et séances sur le site Allociné.fr