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Sans avoir vu Le Dernier duel, on se disait, dans l'avant-dernier numéro de Première, que Ridley Scott pouvait être l'un des derniers cinéastes classiques. Maintenant que l'on a vu Le Dernier duel, on peut l'affirmer sans trop se gourer. Oui, Ridley Scott est bel et bien un cinéaste classique, et Le Dernier duel est un film classique. Au sens que le cinéaste comme son film adhère à une tradition, et que cette adhésion pourrait être synonyme d'excellence. Le Dernier duel adhère à la tradition du cinéma comme art total, où le spectaculaire et la réflexion peuvent -et doivent- exister ensemble. Bon, ça suffit pour la théorie : Le Dernier duel, film classique, est un putain de grand film. Le film s'inspire d'une histoire vraie (ou plutôt du récit qu'en a fait l'universitaire Eric Jager dans un bouquin "prêt-à-adapter"), celle du dernier duel judiciaire, encadré par la loi, ayant eu lieu en France ; c'était en décembre 1386, et le chevalier Jean de Carrouges affrontant à mort un écuyer, Jacques Le Gris, le premier accusant le dernier d'avoir violé sa femme Marguerite. Si Jean gagne, Jacques est coupable, et si Jacques gagne, Marguerite sera brûlée vive. C'est le "jugement de Dieu". Il faudra évidemment attendre la toute fin du film pour assister à ce "dernier duel", tandis que le film adopte une structure en trois chapitres épousant chacun le point de vue d'un des trois protagonistes de l'affaire. Et c'est là que le film devient passionnant.
Ce procédé n'est pas un simple gimmick imitant le Rashomon de Kurosawa, pour relativiser la vérité en changeant de points de vue. On commence par l'histoire de Jean -parfaitement incarné par un Matt Damon vieilli et blessé- un guerrier honorable, ombrageux, désargenté, et dépassé par les intrigues des courtisans, qui fait un mariage intéressé pour étendre son domaine et sauver l'honneur de sa famille. Mais après l'histoire de Jacques, et enfin celle de Marguerite, cette image si belle se déconstruit, se décompose devant nos yeux. Jean apparaît comme un homme aussi violent que Jacques. Les chevaliers comme Jean sont ici des professionnels de la guerre, qui combattent non pour des notions abstraites comme la liberté ou l'honneur mais pour le fric et la survie. Les quelques scènes de bataille, d'une brutalité incroyable nous plongent dans la boue et le sang, mettant l'accent sur des mouvements et des manœuvres aussi dignes de Braveheart (membres coupés ad nauseam) que de Game of Thrones (coups en traîtres et stratagèmes bien crades) : cette image où Damon empale un ennemi sur le pommeau de son épée montre bien qu'on n'est pas à la cour du roi Arthur, dans un Moyen-âge idéalisé. Il n'y a rien à reprocher à la technique surpuissante du film (autre trait classique) et à la puissance de cinéma de la reconstitution de la France de la fin du 14ème siècle, mais Le Dernier duel ouvre ainsi une autre voie pour Scott que celle de ses passionnants Robin des bois et Exodus : Gods and Kings, avec ses escrocs qui deviennent des héros et des prophètes pour fonder la loi.
Non, l'heure n'est plus à l'héroïsme, aux grands discours belliqueux de Gladiator, ou Kingdom of Heaven, ces grands films romantiques dont Le Dernier duel serait l'exact reflet -normal, puisque le romantique et le classique s'opposent. Mettez-les dans le même film, et ils se battent à mort. "Il n'y a que l'argent, ou l'absence d'argent", écrit Don Winslow dans La Puissance du chien, son roman fabuleux sur les cartels que Scott a failli adapter, "il n'y a que le pouvoir, ou l'absence de pouvoir". "Seul compte le pouvoir des hommes", dit la belle-mère de Marguerite dans une scène terrifiante où elle avoue avoir été elle aussi violée et affirme qu'il faut faire avec, que les choses sont ainsi et qu'on ne peut rien y changer. Marguerite (Jodie Comer, géniale) devient ainsi l'héroïne du film, son centre, le seul enjeu qui vaille. Le Dernier duel a beau être classique, c'est un film au présent, dont l'explosion de violence finale n'exorcise rien, ne guérit rien, ne réjouit même pas. Seul reste le pouvoir des hommes. Et un film définitivement immense, qui semble contenir toute la violence du monde.