Fluctuat
En sortant de La Question humaine, on était divisé, plutôt accablé par sa pesanteur qu'intéressé intellectuellement par sa thèse sur la Shoah comme matrice organique de l'entreprise. Pourtant, rapidement, le film de Nicolas Klotz, construit comme un thriller langien, s'est révélé par sa complaisance une oeuvre morbide dont la beauté crépusculaire représente une des rares vision du mal jamais produite.
- Exprimez-vous sur le forum La Question humaineIl y a dans La Question humaine, le nouveau film de Nicolas Klotz qui après Paria et La Blessure forme le dernier segment d'une trilogie, cette même conscience tragique du monstrueux et de sa répétition que l'on pouvait lire dans les théories de Günther Anders. Quoique adapté du livre de François Emmanuel (du même nom), le film évoque les thèses que le philosophe avançait dans son célèbre ouvrage, Nous, fils d'Eichmann. On y retrouve cette crainte sourde de la machinisation du monde, de la machine comme stade terminal des rapports, du social, de l'humain, où nos actions ne sont plus que des pivots déresponsabilisés d'une grande mécanique performative amnésique. Ce moment qui chez Anders, comme chez Klotz (et Emmanuel), prend comme épicentre, matrice théorique de toutes les peurs, la nuit, notre plus grande nuit, notre trou noir, la Shoah. Le passage ultime de la modernité, son glissement le plus macabre et effroyable où l'homme se confond avec le dessein d'une logique industrielle qui reconfigure notre ontologie.Avant tout, La Question humaine est un grand film d'angoisse, de peur de l'ineffable, du monstrueux caché dans l'ombre où l'on tombe comme dans un piège langien avec le frisson d'un Tourneur. Une oeuvre noire donc, organique, climatique, pesante, accablante. Construit comme un thriller psychologique teinté d'espionnage, le film raconte comment Simon (Mathieu Amalric), psychologue et surtout DRH d'une grosse société pétrochimique allemande, se voit confier pour mission par le co-directeur (Jean-pierre Kalfon) d'enquêter sur la santé mentale du directeur général (Michael Lonsdale). Présenté d'abord comme le parfait soldat pragmatique et peu soucieux de la vérité contenue dans la logique des rapports, Simon va rapidement rentrer au coeur d'une mécanique secrète où derrière la manipulation se dissimule le passé obscur de ses dirigeants. D'un rapport à l'autre (celui qu'il doit faire et ceux qu'il découvre relatant les méthodes d'épuration nazie), sa conscience absorbe le passé, devient collusion, jusqu'à éprouver son corps et son état de santé, comme une expérience coupable qui le mène vers l'éveil, la vérité et la liberté.La Question humaine repose sur cette thèse voulant que le non-dit du libéralisme, sa logique performative et hyper rationnelle, sa novlangue, la totalité de son discours façonnant le réel jusqu'à faire de l'homme l'outil d'une machine dont il n'est qu'un rouage muet, cacheraient ce moment clé de l'Histoire marquée par le nazisme. Le libéralisme comme enfant maudit, secret, inconscient, de l'Holocauste, de la machine et les moyens économiques qui y ont conduit, par le biais d'une filiation quasi génétique qu'il faudrait décrypter. La Question humaine montre ainsi l'univers glacé, gris, ultra mécanique, de l'entreprise et ses méthodes. Il fait presque sa caricature en supposant d'abord faire une analogie, la superposition et transposition d'une horreur à l'autre, la liaison de deux systèmes aux schémas similaires. Pour cela, il passe par la jeunesse des cadres en col blanc que Klotz balade d'un bureau marronnasse et clinique à des soirées, dont une rave, où les corps peuvent enfin passer du rigide à une catharsis violente mais sans conséquence autre que pour eux-mêmes. Le film menant, au fil de l'enquête de Simon, vers une épiphanie du mal où la jeunesse, dans son désir de jouissance immédiate et aveugle, se révèle le jouet d'une vérité détenue par quelques hommes dont l'origine symbolise cette contemporanéité de l'entreprise moderne.Si les théories de La Question humaine ne sont pas nouvelles et si son procédé discursif peut sembler aussi grossier que discutable, il y a néanmoins chez lui une force qui justifie le flou. Cette force tient à une sorte d'hypnose, de transe étrange et morbide dans laquelle plonge le film. Car La Question humaine est fasciné par son sujet, il produit même une telle fascination qu'il n'évite pas la complaisance, une sorte d'attirance/répulsion qui en voulant dicter aux images notre responsabilité collective et morale finit par baigner dans son propre pêché avec délectation. Pourtant c'est justement là que Klotz contourne les pièges du discours, en produisant la vision d'un monde austère, malade, monstrueux, qu'il assume (on l'espère) en le rendant beau (lumière, cadre, etc), parfois contemplatif, presque chic avec la musique de Syd Matters donnant une tonalité mélancolique et crépusculaire à l'ensemble. Ainsi, il n'y a pas ici de dichotomie réelle entre le sujet (son horreur froide) et la manière de le filmer. Klotz crée une réalité effroyablement belle et justement épouvantable. A un moment, sa fascination pour la nuit des nuits l'emporte sur le jugement, le politique, la critique, il crée une sensation rare à communiquer, un magnétisme du mal, un trouble tenace qui invite au questionnement.C'est ainsi, par ce radicalisme esthétique et son herméneutique platement chrétienne, que La Question humaine pénètre les choses par le cinéma. Le film devenant sa propre question en conjuguant le récit et le regard à différents niveaux qui agissent avec d'autant plus de complexité que cette beauté sombre dérange, qu'elle semble renvoyer à une vérité lointaine. Mais cette séduction ramène à un dernier détour, logique quoique inattendu, celui de Léni Riefenstahl et de adolph hitler, machines à penser du siècle passé et dont le cinéma est l'inconscient de celui de Klotz. On pourrait dire ainsi que Simon opère une disjonction, qu'il nous sauve en nous permettant de survivre à Hitler et Riefenstahl, à la perfection de leurs images, à leur monde idéal et criminel transfiguré dans l'entreprise du monde moderne chez Klotz. Simon devenant un survivant possible, de sa propre histoire dans l'Histoire, du cinéma et du film, sa lente mécanique, sa beauté empoisonnée, là où on s'oublie hypnotisé. Sauf que si après la nuit vient toujours le jour, ici on termine sur un écran noir et la litanie d'une voix-off. Pas sûr que Nicolas Klotz veuille quitter l'obscurité de ce monde - parfois l'horreur, ça rassure.La Question humaine
De Nicolas Klotz
Avec Mathieu Amalric, Jean-pierre Kalfon, Michael Lonsdale
Sortie en salles le 12 septembre 2007
Illus. © Sophie Dulac Distribution
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Télérama
par Pierre Murat
Dans une moindre mesure, il accentue la confusion philosophique et morale de notre époque qui manie, gaillardement mais n’importe comment, l’indignation en confondant, de plus en plus, le remords et le repentir, la compassion et le compassionnel. Bref, il est des horreurs à ne comparer jamais. Et des générosités qui se révèlent, parfois, aussi maladroites qu’ont pu l’être, jadis, le silence et l’oubli.
Le JDD
par Jean-Pierre Lacomme
Un psy dans une entreprise enquête sur un cadre supérieur. A la suite de quoi il est amené à s'interroger sur son pouvoir de virer les gens et la Shoah. Un rapprochement nauséeux pour un film prétentieux.