- Première
Que peut-il bien se cacher de si intéressant sous les chapiteaux des années 40 ? Il y a quelques semaines, Nightmare Alley y traquait l’envers du rêve américain et le versant le plus glauque la société du spectacle. A peine a-t-on eu le temps de s’en remettre que Freaks Out nous installe dès son ouverture au beau milieu d’une nouvelle piste aux étoiles vintage. On y croise un sympathique M. Loyal à la barbe poivre et sel, un albinos qui sait causer aux insectes, un colosse entièrement recouvert de poils, un nain qui aimante tout ce qui passe et une jeune fille qui allume des ampoules en les plaçant délicatement entre ses lèvres. On est loin du dernier Del Toro : pas de trucages ni d’entourloupes à décoder, la magie est montrée comme une évidence, la composante fondamentale de tout spectacle. Le film noir laisse ici la place à une féérie. Le cirque n’agit plus un comme une allégorie de la société mais bien comme un sanctuaire immaculé, qui préserve de tout. De tout, mais quand même pas des nazis.
« Bienvenue mesdames et messieurs, au pays de l’illusion »: Loyal nous regarde d’abord dans le blanc des yeux avant de nous exposer sa troupe, leurs pouvoirs, et surtout le lien qui les unit et qui n’a rien d’illusoire. Le colosse poilu lance une rose en l’air pour finir son numéro, la jeune fille, accrochée par la jambe à son trapèze, la saisit au vol avant de débuter le sien. Le ballet dure comme ça, pendant une petite dizaine de minutes et s’exécute sans piper mot. Un morceau de bravoure tout en virtuosité funambule, qui annonce que Freaks Out sera à la fois un spectacle total, un film de bande, et, lorsque les mitrailleuses allemandes débarquent, un point de collusion stupéfiant entre la fantasmagorie et l’Histoire – précisément celui que Tarantino visait pour ses Basterds.
La réalité reprend vite ses droits : le M. Loyal s’appelle Israel et va vite se faire capturer par les nazis laissant sa troupe sans figure paternelle, ni chapiteau. Et pendant que Matilde, la jeune fille électrique, part à sa recherche et s’enfonce dans le maquis, les trois autres vont plutôt se diriger du côté du grand cirque local pour y gagner leur croute. C’est là qu’ils tomberont sur Franz, un pianiste virtuose à six doigts, très attaché à son Führer et qui voyage dans le futur grâce à des shoots d’éther. Si vous avez tenu à relire la phrase précédente, qu’elle vous a procuré une petite poussée d’adrénaline et une agréable réminiscence pulp, sachez que le deuxième film de Gabriele Mainetti en a un paquet d’autres à vous délivrer pendant ses 145 minutes - qui ont le défaut, il faut savoir le reconnaitre, de passer parfois un peu trop vite.
Freaks Out s’inscrit dans cette veine de cinéma où il est avant tout question de plaisir, de surprises, de vignettes BD et de nazis massacrés. Le goût de la citation y est compulsif, déclamé dès le titre qui place le film sous le haut- patronage de Tod Browning, avant d’organiser la rencontre entre les X-Men, le Pinocchio de Comencini et Les Aventuriers de l’arche perdue. Exploit : ça ne se ressemble jamais à une bonne franquette geek. En filmant l’odyssée de quatre weirdos dans la campagne romaine de 43, Gabriele Mainetti s’est trouvé un sujet (l’altérité), une époque et un lieu pour le faire résonner (L’Italie occupée) mais aussi des personnages pour l’incarner (les quatre héros ainsi que le grand méchant Franz, dont la difformité le condamne à être un artiste plutôt qu’un haut-gradé). La facilité de ce garçon à imaginer des rôles marquants ne sera pas tout à fait une surprise pour les quarante-mille français qui ont découvert en salles son épatant On l’appelle Jeeg Robot (hit de festival sorti en 2015). Les 66 millions restant ne vont, eux, pas en revenir de tomber amoureux aussi vite de Matilde, Fulvio, Mario et Cencio (on pourrait citer aussi la bande des Diables Eclopés, mais on va vous laisser le plaisir de la découverte)
L’esprit de troupe c’est donc le super-pouvoir du film, comme annoncé par son introduction sous le chapiteau. Le spectacle ne vaut le coup que parce qu’il y en a plusieurs, et n’éblouit que parce qu’ils s’entremêlent. Freaks Out va exposer des laissés pour compte qui choisissent de faire corps (jusqu’à cette image inouïe où ils finissent par ne plus être qu’un) dans un mode miné par les divisions. Le grand tour de passe-passe effectué par Mainetti c’est que son récit choral n’a rien de bien démocratique et que l’égalité du temps du parole y est complètement piétiné. Les trois garçons forment un tout un peu indivisible, unis à la fois par leur individualisme immature et par l’idée qu’il ne fait pas avoir bon d’avoir leur tronche lorsque les aryens dominent le pays. Parce que son super-pouvoir la prive de tout contact physique et traduit donc un rapport au monde profondément solitaire, la jeune Matilde, seule fille et seul physique « standard » de la bande, se distingue vite, surtout lorsqu’elle part en solo à la recherche d’Israel. Ses boussoles morales deviendront les nôtres, le mystère de son pouvoir sera aussi celui de l’intrigue et ses moments d’agitations feront office de climax. Elle sera à la fois le facteur X du film, son ancrage émotionnel et sa révélation la plus soufflante (Aurora Giovinazzo, timbre éraillé, grand yeux mangas, 20 ans, vous la reverrez vite). Freaks Out fonctionne donc aussi comme le portrait de cette jeune fille (en feu, littéralement) dont l’émancipation pourrait carrément changer le cours de l’Histoire…
Lorsque l’effet de surprise et la stupéfaction cesseront de jouer en faveur du film, c’est-à-dire dans très longtemps, il sera peut-être temps de se demander par quel alignement de planètes un metteur en scène italien de 45 ans a bien pu accoucher d’un spectacle pareil, ressuscitant une idée de cinéma que les Européens ne savent plus fabriquer et qu’Hollywood ne veut plus imaginer. Pour l’heure il sera plus agréable de passer les prochaines semaines à se raconter nos scènes préférées et à profiter encore un peu de la compagnie de Matilde, Fulvio, Mario et Cencio tant qu’ils sont encore en ville.