The Grandmaster fête ses 10 ans. Nous avions rencontré le réalisateur hongkongais lors de la sortie du film.
Mise à jour du 8 janvier 2023 : Wong Kar-Wai est un des plus grands maitres du cinéma asiatique. De Chungking Express aux Anges déchus en passant par In the mood for love, sa filmographie est truffée d'oeuvres mémorables. La dernière en date, The Grandmaster, souffle aujourd'hui ses 10 bougies, et nous avions eu la chance de le rencontrer lors de la sortie du film. Discret depuis, le réalisateur sera bientôt de retour avec Blossoms Shanghai, un projet de série tv qui doit voir le jour cette année.
Première : En quoi The Grandmaster a-t-il changé vos habitudes ?
Wong Kar-Wai : On cherche souvent des liens avec ce que j’ai pu faire avant, mais j’aime autant que le public découvre mes films sans préjugés. Dans le genre des arts martiaux, The Grandmaster peut ouvrir un nouveau chapitre parce qu’il creuse beaucoup plus profondément que ce qui se fait ordinairement. C’est un film sur le kung fu, mais pas un film de kung fu. J’aime le présenter comme “il était une fois le kung fu”.
Que représente le kung fu pour vous ?
Aujourd’hui en Chine, les arts martiaux sont considérés comme un sport. En réalité, ce n’est pas seulement une activité qui peut faire gagner une médaille ou garantir une bonne santé physique. A l’origine c’est une arme, qui rend très humbles ceux qui l’utilisent parce qu’ils ont une lourde responsabilité lorsqu’il s’agit de transmettre cette arme. On peut voir chez mes acteurs les effets de l’entraînement intensif qui les a transformés physiquement, mais aussi mentalement.
Depuis combien de temps travaillez-vous sur le sujet ?
J’y ai pensé pour la première fois en 1999. Puis j’ai cherché à obtenir les droits auprès de la famille de Ip Man. Et parallèlement au tournage d’In the mood for love, j’ai commencé à me documenter. Nous avions d’abord besoin de comprendre la période. La vie d’Ip Man reflète presque exactement les débuts historiques de notre république moderne. Il est né pendant la dynastie Ching, qui est une monarchie. Ensuite, il a connu la guerre contre les Japonais, la guerre civile, et a fini dans la colonie britannique de Hong Kong. Il est important de couvrir toutes ces époques dans le film. Ca représente beaucoup d’efforts, d’autant qu’il existe très peu de références visuelles. Il a fallu les chercher chez des collectionneurs ou des familles fortunées. Ce travail nous a pris deux ans. Mais les documents et les photos ne suffisent pas. Il a fallu enquêter sur les grands maîtres d’arts martiaux, retrouver leurs origines, connaître leurs vies et leurs comportements. Comme ils étaient morts, nous avons rencontré leurs disciples, ou ceux qui les connaissaient. Dans ce but, j’ai passé trois ans à voyager en Chine et à Hong Kong.
En cours de production, le film s’est appelé Grandmasters. Pourquoi ce pluriel ?
Je suis parti de Ip man et de son histoire avant de réaliser qu’il y avait plus d’un maître. Nous ne regardons pas seulement un arbre mais une forêt. C’est alors que le titre s’est épelé avec un S. Encore plus tard, je suis revenu au singulier, parce qu’il n’était plus question de quantité, mais d’état d’esprit. Au début, le vieux maître se rend compte de l’urgence de trouver un successeur. Les héritiers potentiels sont nombreux, mais le film ne traite pas de la compétence, il montre que c’est le temps qui fait de nous qui nous sommes. Beaucoup échouent, et à la fin, il n’en reste qu’un.
Quelle part de fiction avez-vous apporté à l’histoire ?
Tous les personnages sont inspirés au moins partiellement par les véritables grands maîtres. L’histoire de Gong Er, jouée par Zhang Ziyi, est fictive, mais le personnage prend pour modèle une remarquable artiste martiale de cette période. Seul le personnage incarné par Tony Leung est inspiré entièrement du vrai Ip man.
Un personnage énigmatique appelé La lame apparaît épisodiquement. Aura-t-on une chance de le voir plus longuement dans une version étendue du film ?
Je comprends la frustration du public vis à vis de La lame, parce que sa présence est si forte. C’est un patriote qui a mis ses talents au service de la cause nationaliste avant de perdre ses illusions et de revenir aux arts martiaux. Il a presque le même parcours qu’Ip man : ses revers de fortune le forcent à s’exiler à Hong Kong, où il ouvre un salon de coiffure. Mais il n’est pas question de rallonger pour le moment, même si nous avons rassemblé pas mal de matière en trois ans de tournage. La version actuelle est la plus mûre dans sa structure et dans sa durée. Il vaut mieux que les gens en redemandent plutôt que de s’entendre dire que le film serait meilleur avec 20 minutes de moins.
Le style visuel, si important chez vous, passe beaucoup par la photo. Qu’est-ce qui vous a fait choisir Philippe Belhomme ?
J’ai travaillé avec lui pendant longtemps sur des publicités. Il ne tourne pas souvent de longs-métrages, parce que ça implique un engagement très contraignant. Il fallait qu’il soit très motivé pour passer beaucoup de temps loin de sa famille, à laquelle il est très attaché. J’ai de la chance qu’il ait accepté de me suivre sur ce film.
Comment faites-vous pour convaincre toute une équipe de vous suivre si longtemps ?
C’est la nécessité. Rien que la scène du début nous a demandé trente jours de tournage. On sait que Tony est un bon acteur, mais il fallait établir dès le prologue qu’il peut être un bon artiste martial. Dans ce but, nous avions besoin d’une scène de combat très forte. La scène où Zhang Ziyi affronte l’assassin de son père a été encore plus dure puisque nous l’avons tournée dans une vraie gare par une température de moins 20°. En règle générale, la mise en scène de chacune des séquences d’action a été un cauchemar.
Pourquoi le tournage a-t-il duré si longtemps ?
Parce que nous n’avons pas utilisé de doublures. Pas d’effets spéciaux, pas d’effets numériques, pas d’artifices. Toutes les actions devaient être exécutées par les acteurs, et chaque mouvement devait être fidèle à l’esprit du style représenté. Si c’était du wing chun, il fallait que ce soit juste. La tâche était énorme pour le directeur des combats Yuen Woo Ping, ainsi que pour les acteurs qui ont passé beaucoup de temps à s’entraîner, avec parfois des accidents.
Avec toutes les interruptions et les contretemps, les producteurs ne vous ont pas rappelé à l’ordre ?
Comment ça ? Le producteur, c’est moi ! Quand on voit les difficultés, on sait qu’il faut prendre les moyens et donc le temps nécessaire pour que les choses soient bien faites. Parce qu’en fin de compte, c’est ça qui dira au public pourquoi Ip man était un grand maître.
Propos recueillis par Gérard Delorme en 2013
The Grandmaster, de Wong Kar-Wai, avec Tony Leung, Zhang Ziyi, Chang Chen. Bande-annonce :
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