Il y a trente ans, jour pour jour, la France découvrait ce film choc avec Juliette Lewis, Woody Harrelson et Robert Downey Jr.
Parmi les couples criminels les plus célèbres du septième art, on retrouve celui formé par Henry Fonda et Sylvia Sidney dans J’ai le droit de vivre de Fritz Lang (1937), Faye Dunaway et Warren Beatty, les amants hors-la-loi du Nouvel Hollywood dans Bonnie et Clyde d’Arthur Penn (1967) ainsi que Charlie Sheen et Sissy Spacek, Kit et Holly, deux gamins perdus dans La Balade Sauvage de Terrence Malick (1973), et depuis 1994, Woody Harrelson et Juliette Lewis – respectivement Mickey et Mallory Knox, le couple de psychopathes superstars dans Tueurs Nés d’Oliver Stone. Ils s’aiment, et sèment la violence dans tout le pays, recherchés par un flic corrompu (Tom Sizemore) et par un journaliste en quête de sensationnel (Robert Downey Jr).
Sulfureux, ultraviolent et problématique à certains égards, à sa sortie, le film défraie la chronique. Incompris, détesté ou aimé, il reste l’une des œuvres les plus populaires du cinéaste de Platoon qui, à travers son cinéma, dépeint les différents visages d’une Amérique tachée de sang, fascinée par le meurtre.
Aujourd’hui, Tueurs Nés fête ses trente ans, et à cette occasion, on vous expose dix faits à savoir sur le rejeton du cauchemar américain.
Les vrais "Tueurs Nés"
A l’origine de toute histoire impliquant deux amoureux armes à la main, Bonnie et Clyde. Mais ces criminels de la Grande Dépression des années 30, symboles pour certains de la lutte prolétaire contre le capitalisme, ne sont pas les seules pistes d’inspiration. Derrière Mickey et Mallory, se cachent un tout autre couple – lui aussi criminel – Charles Starkweather Weather et Caril Ann Fugate. A seulement dix-neuf et quatorze ans, ces deux jeunes tuent onze personnes en l’espace d’un mois, entre décembre 1957 et janvier 1958. Lui est condamné à la peine de mort, elle, à dix-sept ans de prison. Connue comme étant l’une des premières affaires criminelles à atteindre une popularité nationale, Charles et Caril Ann ont inspiré entre autres Terrence Malick pour La Balade Sauvage, et Bruce Springsteen pour sa chanson "Nebraska."
Résultat des comptes, le couple formé par Woody Harrelson et Juliette Lewis se retrouve être un pot-pourri d’amants meurtriers et d’autres figures du crime comme Charles Manson.
Un scénario signé Quentin Tarantino
Dans les années 90, une nouvelle génération de cinéastes décide de filmer la violence comme un grotesque divertissement, l’exagérant si besoin. Leur chef de file est Quentin Tarantino.
Tueurs Nés s’ouvre d'ailleurs sur une séquence « tarantinesque ». Dans un diner, Mickey et Mallory passe à tabac un groupe d’hommes un poil sexistes. Mickey tire sur l’employée de cuisine, la caméra suit la balle dont le sifflement est comparé à un chant d’opéra. Celle-ci s’arrête devant la tête de la victime avant de lui exploser le crâne. Puis alors qu’un homme tente de s’échapper, il lance un couteau au ralenti rythmé par de l’opéra comme toujours. Un contraste saisissant devant l’ultraviolence de la scène, Juliette Lewis, à côté, battant à mort un second type en lui sautant sauvagement dessus.
Si tout cela rappelle Tarantino, ce n’est pas parce qu’Oliver Stone s’est inspiré du maître, mais plutôt que ce dernier est à l’origine du scénario. A partir du script de True Romance – réalisé par Tony Scott un an auparavant – il couche sur le papier ce qui devient Tueurs Nés. Finalement pris dans la production de Reservoir Dogs, il délaisse le scénario, et vend les droits à deux producteurs, Jane Hamsher et Don Murphy. De l’autre côté, Oliver Stone sort tout juste du tournage d’Entre Ciel et Terre (dernier long de sa trilogie consacrée au Vietnam après Platoon et Né un 4 juillet), tombe sur le script et l’adore. Quelque chose pourtant le chiffonne.
Lui veut une histoire d’amour entre deux personnages développés, qui aiment tuer. Alors que l’idée de Tarantino repose plutôt sur la figure du journaliste, Oliver Stone réécrit le scénario avec Richard Rutowski et David Veloz.
Le résultat final, devenu une satire du traitement médiatique de la violence, est loin de correspondre au premier jet du réalisateur de Pulp Fiction, qui n’hésite pas une seconde et renie définitivement le film :
"Je déteste ce putain de film, si vous aimez mon travail, ne regardez pas ce film."
Message compris Quentin. Mais que cela n’empêche personne d’aimer le travail des deux cinéastes !
"Il a le meurtre dans le regard"
Si Michael Madsen, le chouchou de Tarantino, est d’abord envisagé pour incarner le testostéroné Mickey, c’est finalement sur Woody Harrelson qu’Oliver Stone jette son dévolu. Jusque-là, l’acteur n’était connu que pour ces comédies comme Cheers. Alors comment est-il devenu ce tueur en série ? La réponse se trouve dans son passé familial.
En 1979, Charles Harrelson, le père de Woody Harrelson, assassine un juge – le premier depuis le début du XXe siècle. Connu pour d'autres crimes, il est arrêté, jugé et fini ses jours en prison. Descendant d’un tel paternel, le comédien est-il le tueur né ? Pour le cinéaste, celui-ci avait "le meurtre dans le regard", et quand on le voit à l’écran, on ne peut qu’acquiescer.
Mais que l’on se rassure, à l’époque du décès de son père, Woody Harrelson a déclaré :
« Je crois qu'il a eu une influence mitigée sur moi. Disons que je pense comme un hors-la-loi, mais moi, je ne veux blesser personne. »
Il existe également un lien entre son histoire personnelle et son casting dans No Country for Old Men, des frères Coen.
Un tournage express et chaotique
La véritable star de ce film, c’est le chaos. Du montage effréné au tournage sous tension entassé sur deux mois à peine, Tueurs Nés prend vie dans le désordre et le stress. Oliver Stone n’hésitait pas à pousser ses acteurs dans leur retranchement pour tirer le meilleur d’eux et faire ressortir toute la rage qui les habitait. Il n’est d’ailleurs pas le seul réalisateur a adopter cette technique, puisque Stanley Kubrick, des années auparavant, ne s’était pas montré des plus tendres avec Shelley Duvall sur Shining.
Dans un article d’Esquire publié pour les trente ans du long-métrage, Woody Harrelson se souvient de la fois où Stone lui fit comprendre de ne pas rater sa scène :
"Oliver est venu et m’a fait un petit discours de préparation. Il a dit : ‘ça prend une heure et demie à tout refaire. Alors ne merde pas. Allez, ça tourne !’ Je me disais : ‘Espèce d’enfoiré. Comme si je n’étais pas assez stressé comme ça.’"
Vers les derniers jours de tournage, tous sont épuisés. Juliette Lewis s’endort même pour de vrai durant l’une des scènes. Son partenaire de jeu se rappelle combien elle avait changé : elle avait coupé ses cheveux, souffrait d’une pneumonie et avait perdu beaucoup de poids. Cerise sur le gâteau, elle venait de rompre avec son petit ami de l’époque, Brad Pitt : "Je pouvais sentir qu’elle était blessée, et pourtant, elle était là. Elle allait travailler le lendemain."
Le chaos est tel que la comédienne cogne si fort Tom Sizemore lors d’une scène où leurs personnages sont face à face, qu’elle lui casse le nez.
Au milieu du désordre, la drogue battait son plein. Robert Downey Jr admet : "La seule fois où j’étais réveillé, c’était entre le moment où l’on dit ‘Action’ et ‘Coupez’." Il réalisera cependant l’une de ses meilleures scènes selon lui, celle où tout le monde applaudit à la fin de la performance. Du chaos naît l’art.
Libre court à l’improvisation
Plus qu’ailleurs, l’improvisation a été invoquée pour Tueurs Nés. Le jeu des acteurs devait venir de l’intérieur, cela devait être organique. Championne en titre, Juliette Lewis, connue pour improviser une partie de son texte, ce qui n’est pas au goût de tous, à commencer par Robert DeNiro avec lequel elle a travaillé sur Les Nerfs à Vif. Convaincu par son talent et son côté non-conventionnel, Oliver Stone l’engage. Tueurs Nés devient le théâtre de l’improvisation. Dans l’article d’Esquire, elle rapporte que des éléments de la première scène n’étaient pas au script et viennent de son propre chef :
"Cette phrase : ‘Tu me trouves sexy ?’ est totalement improvisée. ‘T’essaies de me draguer ?’ Oliver a immédiatement adoré tout ce que je faisais. Il voulait tout ce que je pouvais lui donner."
Robert Downey Jr se met également à improviser certains gestuels de son narcissique personnage à la recherche du succès sur le dos de la violence. Tout juste nommé aux Oscars pour son rôle dans Chaplin, le comédien souffrant d’addiction passe son temps à boire et se droguer durant le tournage. Durant la scène de l’interview avec Mickey et Mallory, il trempe sa chemise dans du faux sang, glisse le vêtement dans son pantalon pour dissimuler un sexe ensanglanté. Oliver Stone voyant cela s’empresse de lui dire d’arrêter :
"Tu es en train de gâcher mon film. Oublie cette idée stupide avec le sexe. Ce n’est pas… Ce n'est pas une farce."
Après réflexion, le cinéaste conserve l’idée.
De véritables prisonniers au casting
Point culminant de tout ce chaos – la grande émeute carcérale. Alors que Wayne Gale (Robert Downey Jr) interviewe le couple, les détenus s’organisent et un soulèvement éclate. Un violent spectacle comme jamais il en fut tourné – dans une vraie prison et avec de vrais prisonniers jouant leur propre rôle.
Durant quatorze jours, l’équipe se retrouve à la prison correctionnelle de Crest Hill dans l’Illinois. L’ambiance est tendue et lourde. Tout le monde avait peur de se faire attaquer. Juliette Lewis raconte :
"C’était assez inconfortable en tant que femme de travailler dans une prison. Je portais des lunettes de soleil parce que ces mecs n’étaient pas très sympas, ils sifflaient et faisaient ce qu’ils voulaient."
Cela n’empêche pas le cinéaste d’engager les prisonniers, des criminels, pour de la figuration. Derrière, l’idée est de faire plus réelle, mais aussi de dénoncer l’hypocrisie du système.
Woody Harrelson se fond même dans la masse, crâne rasé :
"A chaque fois que j’arrivais, ces gars hurlaient à leur fenêtre : ‘Saleté de skinhead’ et je leur répondais en criant : ‘Je vous emmerde, sales fils de pute.’ A ce moment-là, j’étais dans l’état d’esprit de Mickey Knox, alors je ne faisais probablement pas ce qui était le mieux à faire. Autrement, je les aurais tout simplement ignorés. Mais ce n’est pas vraiment dans ma nature d’ignorer le fait d’être traité de skinhead et de merde aryenne."
De l’autre côté, Tommy Lee Jones, en directeur de prison, s’habitue plutôt bien à son rôle. Il écoute, observe et ne répond à personne – la tête froide.
Une bande originale fracassante
Dans un échange avec Michel Cieutat, Oliver Stone explique ses choix musicaux :
"Je voulais aussi qu'au niveau du son, il y ait ce télescope fracassant qui fait sauter de Puccini à Leonard Cohen, de Piaf à Nine Inch Nails et je dois dire que ma collaboration avec la rock star Trent Reznor a été des plus efficaces."
Patchwork éclectique de sonorités punk et classique, le choc des cultures est efficace. Pour Trent Reznor, le chanteur de Nine Inch Nails – aujourd’hui vainqueur de l’Oscar de la meilleure musique de film avec Atticus Ross, à deux reprises, pour The Social Network et Soul – c’est la porte ouverte sur le cinéma. Reconnu dans le milieu depuis les années 80 avec Pretty Hate Machine, leur nouvel album The Downard Spiral sacralise le groupe de métal industriel. En 1994, il compose "Dead Soul" pour The Crow, et "Burn" pour Tueurs Nés.
Pour le chanteur, la tâche est ardue. Dans Le Guerrier fragile, il explique :
"Je lui ai dit que j’allais essayer, mais sans penser que je réussirais parce que je n’avais jamais encore écrit quoique ce soit qui ne soit pas pour Nine Inch Nails. J’ai essayé de trouver quelque chose qui colle au thème sans pour autant l’intituler ‘Natural Born Killers.’"
Résultat, il donne toute sa puissance à la bande originale et de nouveaux cinéastes font appel à lui, comme David Lynch (Lost Highway, Twin Peaks), et David Fincher, conquis par son univers.
Un placement de produit détourné
Mêlés à la fiction, on retrouve dans Tueurs Nés des vidéos du procès d’OJ Simpson, du siège de Waco et de la secte des Davidiens, des clips de MTV, des dessins animés, et même de la publicité. Un kaléidoscope médiatique destiné à la satire des médias, à l’excès de violence banalisé.
S’il y a bien une marque qui aurait aimé savoir cela avant d’accepter la collaboration, c’est bien Coca-Cola. La publicité des années 90 avec un ours polaire apparaît à plusieurs reprises, mais la marque, devant l’utilisation de son produit, est furieuse. A l’époque, le Washington Post rapporte que Coca-Cola n’était pas au courant que son spot publicitaire serait visible entre deux scènes de violence :
"Nous sommes conscients que notre publicité est utilisée à des fins auxquelles nous nous n’attendions pas et n’étions pas au courant."
Depuis ce jour, Tueurs Nés a changé la manière dont les marques font du placement de produits. Soyez vigilants.
Une fin alternative existe
Après s’être enfuis de prison et avoir pris en otage Wayne Gale, le tuant devant la caméra, Mickey et Mallory vivent heureux et ont beaucoup d’enfants. L’amour triomphe. C’est le parfait happy ending – inhabituel pour des antagonistes souvent condamnés à la mort. Mais les choses auraient pu se passer autrement. Dans les bonus de l’édition director’s cut, Oliver Stone explique qu’une fin alternative existe.
A l’origine, le personnage joué par Arliss Howard (Full Metal Jacket), dit "l’ange gardien" et visible à plusieurs endroits dans le film, aide le couple à s’échapper et durant leur fuite, les assassine. Une fin que l’on peut visualiser sur Youtube.
Quand un film inspire de vrais crimes…
Pour l’Amérique conservatrice, la violence présente au cinéma est un facteur aggravant de la criminalité. Tueurs Nés n’échappe pas à cette catégorisation, et plusieurs crimes lui sont attribués. D’abord en 1995, lorsque Sarah Edmondson et Ben Darras, âgés de dix-huit ans braquent un magasin et tuent l’employée, se disant sous l’influence du film d’Oliver Stone. Un procès est lancé contre le film par les proches de la victime. Six ans plus tard, l’affaire est close avec une victoire du cinéaste.
L’année suivante, le sénateur Bob Dole, concourant pour devenir Président des Etats-Unis fait campagne contre ces films qu’ils nomment "des cauchemars de perversion", et écrit une lettre contre Tueurs Nés :
"Je ne peux m’empêcher de penser, avec nos rues assiégées et nos valeurs dépérissant, pourquoi quelqu’un voudrait faire un film dans lequel les héros sont des psychopathes amoureux, tueurs en série ? […] Dans ma campagne, pour la présidentielle, je constate que les parents et grands-parents sont fatigués de la violence et le sexe dans les divertissements. Ils sont épuisés par ces films et ces chansons dégoulinant de sang et de sexe."
Mais c’est avant tout avec la tuerie de Columbine que Tueurs Nés acquiert sa mauvaise réputation. En 1999, Eric Harris et Dylan Klebold pénètrent dans leur lycée et tuent tous ceux qui se trouvent sur leur passage. C’est un choc pour la nation et le monde entier. L’enquête a montré que les deux hommes regardaient en boucle le film d’Oliver Stone et avaient noté dans leur journal à la date du massacre : "Le saint matin d’avril de Natural Born Killers." Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que la production soit pointée du doigt.
Tueurs Nés, Marilyn Manson (interrogé à l’occasion par Michael Moore dans le documentaire Bowling for Columbine) et Eminem sont accusés d’avoir incité par leurs œuvres ces jeunes à commettre ces crimes. Tous s’exprimeront contre cette accusation et interviendront en soutien pour les victimes.
Trente ans plus tard, Tueurs Nés continue à fasciner autant qu’il dérange. Le film est à (re)voir en ce moment sur Première Max.
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